mardi 2 novembre 2010

Tous saints ! Y compris les saints en veston et en pull-over.

Ainsi donc, cette année encore la Toussaint avec sa kyrielle de saints a terrassé Halloween avec sa tripotée de gamins grimés et moches. Si en France, on avait gobé jusque là et sans broncher le chewing-gum, les traductions yé-yé des tubes américains et le menu Big Mac (avec une grande frite s’il vous plait), on résiste étonnement à la mascarade d’Halloween. C’aurait pu devenir  le combat des Dracula, Miss Tic et Dark Vador du coin contre tous nos saints de partout. C’aurait pu. Mais comme le remarquait déjà en 1962 dom Philippe Rouillard avec un sens certain de la prémonition ou plutôt avec un petit coup de pouce de l’Esprit-Saint : « il est heureux que notre temps ait découvert, entre autres choses, que l’habit, qui ne fait pas le moine, ne fait pas non plus le saint [… et que cela] se traduit par de nombreuses canonisations de saints de tous les jours, de saints en veston et en pull-over, de saints en blouse blanche ou grise, de saints en blouson kaki, bleu ou noir, et plus seulement de saints en mitre, en cornette ou en capuchon ». Déjà au tournant du siècle dernier, en 1899 et 1900, à Notre-Dame du Travail dans le 14ème arrondissement de Paris, le peintre Uberti avait mis en pratique les futurs propos de dom Rouillard. Sous l’impulsion du père Soulange-Bodin, il avait figuré les saints de corporation, Eloi pour les métallurgistes, Joseph pour les charpentiers, Luc pour les ouvriers d’art. Il était plus facile de prier ces saints de tous les jours plutôt que, au hasard, Saint Papoul dont « on a oublié la vie, mais [dont on] ne risquait pas d’oublier le nom », Chérémon, « ermite au désert d’Egypte au IVe siècle : sa vie est malheureusement quelque peu ensablée » ou même Dydime «  soldat en garnison à Alexandrie, [qui] tira sainte Théodora d’une fâcheuse posture et eut la tête coupée pour s’être payé celle de son colonel ».
N’empêche que ces saints-ci ne sont pas moins aimables et que le Dictionnaire des saints publié par Robert Morel en 1963 nous les fait aimer plus encore. Leurs biographies expresses brossées avec un sens aigu du raccourci par dom Rouillard, ont, en même temps, été marquées de l’imprimatur de Gérard Huyghe, évêque d’Arras et placées sous le sceau du jeu de mot et de l’humour. Les faits, avérés bien que sacrément dépoussiérés, donnent à la consultation de ce dictionnaire des allures de lecture buissonnière : on va de saint Loup qui « succéda à saint Ours (sic) comme évêque de Troie » à  Clotaire dont la sainteté est « une forme qui consiste à ne rien faire d’extraordinaire », en passant par Oreste, « médecin, atteint  de l’amour du Christ de façon incurable. Une opération…de police ne put qu’en faire un martyr ». Il est à parier, qu’à l’exemple de Saint Laurent et sa grille, saint Cécile et sa harpe, saint Jérôme et son lion, Oreste ait hérité d’un attribut qui nous permette de le reconnaître. Serait-ce un gyrophare ? On douterait à moins. On pourra toujours s'en assurer en filant jeter un œil à une publication toute récente des éditions De Vecchi, le Guide des saints et de leurs attributs . Reconnaître et identifier plus de 600 figures chrétiennes par Bertrand Galimard Flavigny. Au format de poche, ce qui est bien pratique pour arpenter les églises parisiennes ou les musées des beaux-arts de province, cet opuscule à double entrée permet astucieusement, une recherche par nom de saint et une autre par attribut. Or, Oreste ne figure pas à l’index. Mais que sont 600 élus dans la "foule immense [d'élus], que personne n'aurait pu dénombrer, de toutes les nations, tribus, peuples et dialectes" évoquée par saint Jean dans son Apocalypse! Pour tout l'or du monde, on ne se serait pas mis à la place de l’auteur qui dut trancher dans le vif du calendrier en implorant sainte Rita d’un côté et en abhorrant le format du bouquin de l’autre. A sa décharge, le nom d’Oreste au premier abord évoque plutôt le fils d’Agamemnon, le faible frère d’Electre, le meurtrier de Clytemnestre sa man-man, la proie favorite des sœurs Erynnies avec en guest-star Mégère. Ah les furies! Ce serait peut-être marrant de se faire une tête de Mégère apprivoisée et d’aller tourmenter le 31 octobre prochain les voisins enchainés à leur tantalesque télévision . Ce serait peut-être marrant. Lorgnette écrite par Valentine del Moral.

LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont:

actuellement en rayon à la librairie :
Dom Philippe Rouillard Dictionnaire des saints de tous les jours. Suivi d'une étude sur les miracles par Pierre Teilhard de Chardin.
Haute Provence, 1963.
In-16 toilé éditeur, plats encollés.
361 p. dont faux-titre et titre.
Edition originale numérotée.

dans toutes les bonnes librairies:
Bertrand Galimard Flavigny  Guide des saints et de leurs attributs - Reconnaître et identifier plus de 600 figures chrétiennes.
Paris, De Vecchi, 2010.
191 pp.
In-12 broché, couvertures illustrées.

jeudi 14 octobre 2010

La méchante bébête à bon dieu du Gévaudan

L’abbé Pierre Pourcher (1831-1915), enfant de Lozère, abbé du Gévaudan, revint un beau jour les bras chargés d’une presse à bras, d’un lot de caractères d’imprimerie, de rames de papier, de pots d’encre. Il avait décidé de devenir curé-éditeur. 
A parcourir les titres des volumes parus, on constate que ses goûts le portèrent très vite vers les êtres malfaisants en commençant par l’idole des affreux, l'antéchrist. Il fait paraître en 1880, son édifiante radiographie  sous le titre Antéchrist, son temps et ses œuvres d’après l’écriture sainte et les saints pères. Néanmoins, ce seront les apostats régionaux qui bientôt monopoliseront son attention. Il y aura d’abord Matthieu Merle, une brute convertie au calvinisme qui s’auto-bizuta en s’acharnant sur les prêtres catholiques de sa campagne. A tel point, qu’en février 1581, il régnait par la terreur sur tout le Gévaudan, donnant à Pourcher matière à composer et imprimer un saignant Merle et seize cents prêtres massacrés.
Toutefois c’est surtout à la starlette du coin que le bon abbé destina sa meilleure huile de coude. Il se passionna en effet des années durant pour une méchante bébête à bon dieu, la Bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu, comme il la nomma. Consciencieusement, le brave homme compulsa les ouvrages de la bibliothèque Nationale, les articles de MM. André père et fils parus au Bulletin de l’Agriculture, les archives de l’Hérault, les registres paroissiaux. Il parcourut des kilomètres de caillasse pour aller à la rencontre des descendants des victimes afin de recueillir scrupuleusement leurs témoignages. Pourcher avait beau faire ses recherches dans les années 1880, soit plus de cent ans après les faits qui s’étalèrent de 1764 à 1767, le souvenir des carnages était encore vif dans les mémoires. Si on voulait ne citer qu’une seule preuve, on évoquerait le témoignage d’un écossais de passage, un certain Robert-Louis Stevenson, qui en 1879, renvoyait à la popularité de la bête, dans le récit de son Voyage avec un âne dans les Cévennes, précisément quand il vint à brosser le portrait de « deux véritables petites pestes qui ne pensaient qu'à jouer de mauvais tours. L'une [lui avait] tiré la langue, l'autre [l’avait] invité à suivre le chemin emprunté par les vaches ; toutes deux ricanaient et se donnaient de petits coups de coude. Dans les environs, la Bête du Gévaudan [avait] dévoré près d'une centaine d'enfants ; l'animal [lui] devint vite sympathique ».
Mais revenons à nos moutons…à notre âne… à notre Bête plutôt, et concentrons-nous sur son hagiographe. Il se trouve en effet, que l’abbé était lui-même un des descendants de ceux qui approchèrent la calamité à poil. Rares sont ceux qui ont relevé le fait. Il est vrai qu’on l’apprend presque par hasard, en lisant les documents exhumés des archives de l’Hérault : « Un jour du mois d’octobre, Pourcher Jean Pierre, le père de mon aïeul, […] avait fait battre des gerbes toute la journée […] dans la grange au delà du village [de Julianges là même où l’abbé naquit]. Il n’était pas nuit et la neige couvrait tout. [Par une petite fenêtre, il vit quelque chose]. Une espèce de frayeur le saisit. […] Presqu’aussitôt il lui arrive une bête qu’il ne connaît pas, c’est La Bête se dit-il. […] il fait le signe de croix et lui lance un coup de fusil. La bête tombe, se relève, se secoue et sans bouger de place, elle regarde furieuse autour d’elle. Le père de mon grand père lui lance un second coup de fusil, cette fois-ci elle tombe et jette un cri sauvage, se relève, se secoue, et part faisant un bruit semblable à celui d’une personne qui se sépare d’une autre après une dispute. »
Pas besoin d’être Bettelheim ou bien Freud pour comprendre le pourquoi du comment de cette enquête magistrale qui va être publiée à une petite centaine d’exemplaires. Pour bien faire gémir ses presses, l’émule de la Bible et de Gutenberg aurait paraît-il opté pour des caractères d’imprimerie taillés dans le buis. Etant donné la monstruosité du bestiau, on se serait attendu à l’emploi de l’érable, du frêne, de l’aubépine ou du tremble, préconisés dans la fabrication des pieux spéciaux « cœur de vampires ». Mais non, c’est le buis qui fut choisi, le même qui constitue les rosaires, le même qui entre dans les maisons au dimanche des Rameaux. Il faut dire aussi que c’est une essence qui sied particulièrement au travail d’imprimerie. Donc, en 1889, l’abbé commence à imprimer sa somme. Il y met assez d’amateurisme cependant pour que quelques pages bavouillent gentiment sur le papier, que d’autres semblent atteintes d'une phtisie galopante tant elles sont pâles et peu encrées, que certaines lignes aient tendance à se faire la malle en prenant une pente douce mais sans appel.
Cependant, rien ne peut arrêter le lecteur, une fois qu’il a entamé ces 1040 pages. On y suit pas à pas les fringales de la bête et les espoirs déçus des chasseurs régionaux ou royaux, français ou européens. On lit des témoignages totalement saugrenus comme celui d’un piqueur de M. le comte de Montesson, tiré d’une lettre à son maître du 26 avril 1765. Après avoir résumé les lamentables chasses passées, le brave homme confie à son seigneur que ses « six chiens se portent bien » mais que le temps est exécrable plein de « neiges, grêles, foudres, vents et pieds mouillés » et il le prie, s’il n’est pas encore « parti pour le Gévaudan, d’oublier ce voyage, car c’est un pays abominable : très mauvaise nourriture […] que des bouillons rafraichissants faits de mauvais beurre. On ne trouve point de bœuf dans le pays »… En revanche des loups, il y en a des tripotées. De nombreux spécimens sont tués qui ne sont pas la Malebête. On finit par se demander si c’est vraiment un canis lupus que l’on doit traquer. Les colporteurs diffusent alors des images sur lesquelles la bête du Gévaudan prend l’apparence d’une panthère, d’une lionne, d’un singe ou d’un monstre hybride ; les chasseurs tirent souvent dans le mile mais les balles semblent ricocher comme repoussées par une cuirasse ; des témoins la voient rire et se dresser sur les pattes de derrière, les fixer insolemment. Et puis il y a les victimes, quasi-uniquement des femmes, des jeunes filles et de très jeunes garçons. Et puis, il y a ces têtes décapitées, ces corps tués et abandonnés sans avoir été ne serait-ce qu’un peu dévorés, ces vêtements pliés à côté d’une jeune beauté nue et froide. Et il y a toujours ce regard frondeur qui ressemble si peu au regard d’un animal sauvage. Plusieurs ont été pour y voir un pré-serial-killer, au premier rang duquel Grand Papa Pourcher qui sans paraître se rendre compte de l’énormité de son propos, compare l’animal à une « personne qui se sépare d’une autre après une dispute ». Les plus hardis se sont risqués à donner un visage au tueur en série. Il se serait appelé Jean Chastel, aurait été garde-forestier, aurait connu des protections haut placées, se serait trouvé à de nombreuses reprises à proximité des lieux des attaques et surtout aurait été emprisonné en 1765 durant la seule vraie période de latence de la bestiole. Il aurait également été… le tueur de la Bête le 19 juin 1767. On suppute un terrible dressage secret, on imagine des complicités actives, on regrette la police scientifique. 
  Il reste que l’abbé Pourcher s’en tint obstinément au présupposé que la bête était un Fléau de Dieu. N’empêche. N’empêche qu’il acheta le fusil du fameux Chastel. C’est un monsieur Mouton - ça ne s’invente pas - qui se porta acquéreur pour son compte de l’arme célèbre qu’il paya 22,50 francs, somme à laquelle il fallut ajouter le prix de l’envoi au presbytère de Saint-Martin de Boubaux. Et si, malgré lui, le doute s’était insinué lentement dans son esprit. Comme si, ce qu’il avait entendu raconter enfant prenait tout son sens au moment de l’écrire : « quand la Bête lui arriva, Chastel disait les litanies de la Sainte Vierge, il la reconnu[sic] fort bien, mais par un sentiment de piété et de confiance envers la Mère de Dieu, il voulut finir ses prières. Après il ferme son livre, il plie ses lunettes dans la poche et prend son fusil et à l’instant tue la Bête, qui l’avait attendu. C’est de ma pauvre Tata, Agnès Pourcher, sœur du Tiers-Ordre, que je tiens ces détails que Chastel lui-même avait révélées à son père, mon aïeul. » Ben voyons ! La Bête broutait paisiblement pendant qu’il s’abimait dans la lecture de son livre de piété ; la Bête se léchait mignonnement les coussinets pendant qu’il refermait son opuscule ; la Bête se grattait derrière l’oreille quand il plia ses lunettes ; la Bête se roula de contentement sur le sol quand il prit son fusil ; la Bête offrit enfin son poitrail quand il tira ses deux balles bénites… Mais c’est bien sûr ! Finalement, Pépé Pourcher, Tata Agnès et Monsieur le curé n’auraient-ils été les gardiens involontaires de la clé du premier et mystérieux fait divers mettant en scène un serial-killer ? Jack l’éventreur doit se retourner de dépit dans sa tombe.[rédigé par Valentine del Moral]



LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en rayon à la librairie :
Abbé Pourcher, Histoire de la bête du Gévaudan véritable fléau de Dieu, d’après les documents inédits et authentiques. Par l’abbé P. Pourcher, curé de Saint-Martin-de-Boubaux, Lozère.
Saint-Martin-de-Boubaux, chez l’auteur, 1889.
Petit in-12, demi-chagrin, dos à nerfs orné avec en queue les armes des Bragelongne.
1040 pp. dont faux-titre et titre.
Première étude historique complète et toujours inégalée sur le phénomène de la Bête du Gévaudan. Sous cette appellation, on regroupe traditionnellement la série d'évènements qui eurent lieu du 30 juin 1764 au 19 juin 1767. Si cette étude fait encore autorité, c’est que le bon abbé rechercha, compila, et recopia pendant plusieurs années, tous les documents concernant cet épisode. Les archives publiques et paroissiales ont été fouillées par ses soins. Parallèlement, l’abbé Pourcher prit également soin de recueillir les traces de tradition orale, encore bien vivaces à son époque.  Pour en savoir plus ou l'acheter, envoyez-nous un e-mail!

dimanche 26 septembre 2010

En cette fin de septembre 1882, quelle mouche a bien pu piquer Edouard de Beaumont ?

 « A la fin de certaine belle et dernière journée de septembre, j'étais animé des sentiments d'élite […]. Ayant dîné seul, ce qui laisse au sans gêne égoïste son bien-être intact et sa complète élasticité, je jouissais entre chien et loup de ce plaisir qui consiste à se sentir infiniment mieux aimé par soi-même que par les autres, quand, à la lumière rose et dorée de la lampe que l'on venait d'apporter sur la table, j'aperçus devant moi, tombée dans l'eau de la carafe, une des dernières mouches de l'année. » C’aurait pu se passer hier ou avant-hier. La lumière de septembre et les mouches canoniques nous accompagnent il est vrai, fidèlement chaque année.
Pourtant ce Drame dans une carafe, c’est en 1882 qu’il eut lieu, à Dieppe, à la table d’Édouard de Beaumont. Loin de moi la velléité de disserter sur le choix de Dieppe comme lieu de villégiature de fin d’été, étant donné que primo, encore à l’école, je profitai des derniers jours des grandes vacances, les premiers de septembre, en Anjou et en Charente  pour cueillir les mûres et chiper les noisettes et secundo, parce que, malgré une imagination débordante, j’ai un mal fou à vous imaginer vous escrimer fébrilement sur votre clavier d’ordinateur à la recherche d’une chambre libre à Dieppe fin août. Il n’en reste pas moins que d’aucuns, libraires et bibliophiles de notre connaissance sont fous de cette ville qu’ils nous vantent comme un lieu éminemment balnéaire, nous serinant cet adage éternel tiré de L’art de péter, cet essai de Thomas-Nicolas Hurtaut paru en 1776 : « Pisser sans péter, c'est comme aller à Dieppe sans voir la mer »
Mais ne nous égarons pas. Si ces lignes de Beaumont, qui sont les premières d’Un drame dans une carafe (Paris, Jouaust, 1882) doivent retenir notre attention, c’est qu’elles introduisent un cas de conscience automnal des plus intéressants, dont la mouche qui surnage dans la carafe est l’enjeu. En effet, si elle s’était jetée du haut du goulot en plein mois de juillet, l’auteur aurait évidemment pris « le parti de l’empereur Domitien, qui se plaisait à les empaler toutes vives, [les mouches] avec un poinçon ». Pour sa défense, il faut reconnaitre qu’à Rome, les étés sont fournaises et qu’en ce temps-là, les empereurs avaient toute licence pour inventer les turpitudes de tout crin. Suétone raconte même qu’un certain  Vibius Priscus, auquel on demandait si quelqu’un s’entretenait avec Domitien, ce à quoi il avait astucieusement répondu : « Ne musca quidem (pas même une mouche) », paya son bon mot de sa vie. Or, Beaumont est français et nous sommes en septembre. Aussi il va hésiter, se tâter un peu, et rapidement sortir la mouche mourante de l’eau. Puis il va prendre tout son temps à l’observer. « Séchée en s’épongeant sur la nappe », « ragaillardie par la chaleur de [sa] lampe »,  elle commence en effet « petite patte deci, petite patte delà », à « rentrer en possession de sa toute petite âme », en accomplissant « une de ces toilettes prétentieuses qu’avec tant de satisfaction nous avons vu faire, sur le minuit, à certaines maitresses élégantes et très soignées ».
A partir de ce moment, Beaumont (1812-1888), qui à la ville est un peintre apprécié, artiste du livre reconnu, amateur d’escrime et le fondateur éclairé de la société des aquarellistes, Beaumont dévie sur son sujet de prédilection : la femme. Déraper serait plutôt le verbe juste puisqu’il va démontrer que mouchette et nénette, pour lui, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Il voit en « ces [deux] évaporés chefs-d’œuvre », « la même activité incohérente, affolée, fantasque, infatigable, la même façon de s'agiter en zigzag, sans raison et sans but, sous le soleil, ou bien de tourner en cercle sous les lustres des salons. La même inconscience du vrai, de l'impossible, de l'éternelle vitre enfin, contre laquelle, au réel et au figuré ; femmes et mouches se butent imperturbablement depuis le premier moraliste et le premier vitrier. Les femmes ont, comme les mouches, la même persévérance dans l'action taquine, la même obstination à poursuivre qui les fuit ou qui les chasse. Remarquez également cette similitude dans leurs manières d'agir : les mouches, qui se posent avec effronterie sur notre visage, y choisissent d'ordinaire cette même saillie centrale dont les femmes, afin de nous mener par là où elles veulent, s'emparent tout de suite dès qu'elles ont été tant soit peu — absolument — en face de nous. De plus, si, pendant la belle saison, en n'importe quelle ville du monde civilisé, vous entrez chez un confiseur, chez un fleuriste ou chez un pâtissier, vous y trouverez à coup sûr, ainsi que devant toutes les glaces et miroirs des beaux magasins, des femmes coquettes et de fines mouches. »
 
Je ne sais pas vous, mais moi, à la place de la jeune femme, malheureusement anonyme, à qui fut dédiée cette pochade mouchetée, je me serais légèrement vexée. Et à son Doudou chéri qui claironnait tout haut qu’elle possédait « Un corps d'albâtre, / Un sein d'ivoire, /Des lèvres de corail, /Des dents de perle, / Des yeux en saphir, / Des sourcils d'ébène ,/ Et des cheveux d'or », j’aurais tout de go répondu qu’à la mouche placée sur son sein gauche, sa main adroite n’aurait plus droit.
Le comble de l’histoire est que la « légère protégée » du dessinateur, cette mouche sauvée des eaux alla dans le quart d’heure brûler vive à la lampe de son bienfaiteur qui, pour abréger ses souffrances, la saisit, la roula dans une feuille de rose et la noya dans la carafe. Tout ça pour ça me direz-vous.
Oui, mais il y a à la finesse de l’écriture, l’éloge du temps que l’on prend et encore les dessins charmants de Louis Leloir (1843-1884), ami de Beaumont qui pour le convaincre de laisser publier son texte par leur éditeur Jouaust, s’empressa de croquer des mouches légères, à l’endroit, à l’envers, volant, trottinant, s’époussetant et de les placer dans les marges et entre les lignes de ce petit drame de septembre. Le cartonnage éditeur qui se ferme par deux liens de ruban vert reprend un de ses dessins sur le premier plat. Seul le frontispice nuit à cette atmosphère bourdonnante : il présente un corps de femme ensommeillé et nu, s’étirant, posé sur le fond blanc de la feuille, comme en apesanteur. Un sourire esquissé fend le joli visage qui s’éveille. C’est certain : elle ne sait pas encore qu’on l’a comparée avec insistance à une mouche noire et stupide de surcroît. « Bzzz Bzzz, Chuis pas une mouche ! »
LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE EST actuellement en rayon à la librairie. Il s'agit de :
Édouard de Beaumont, Un drame dans une carafe.
Paris, Librairie des bibliophiles, 1882.
In-8, cartonnage éditeur illustré d’une colonie de mouches au dessus d’une toile d’araignée. Edition originale, limité à 500 exemplaires.
Frontispice et dessins in texte par Louis Leloir. (10)-LXII pp. Quelques traces de pattes de mouches, ordinairement nommées mouillures ! En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail! 

lundi 12 juillet 2010

Pour monsieur Leiris, ce sera: les oreilles, la queue et une tranche de Bacon.

Eté 1965. Londres, Tate Gallery, Rétrospective Alberto Giacometti. Deux hommes dans la foule. L’un marche « le haut du corps incliné en avant », vêtu « avec le maximum d'élégance », une tête triste à la Fred Astaire parfois. L’autre, malmenant le verre qu’il a à la main, ne tient pas en place. On ne sait exactement s’il marche ou s’il invente un langage corporel. A vrai dire, dans la vie, il peint. C’est l’autre qui écrit. On voit d’ici le télescopage :
 - « Sorry Sir »
- «  Pardon monsieur »
- « Ah, well ! Vû êtes français. Do you know Alberto? »
-  « Figurez-vous que oui. And what about you? »
Ainsi réunis par le père de l’Homme qui marche, Michel Leiris et Francis Bacon s’arrêtent l’un en face de l’autre. Leur face à face va durer jusqu’à la mort de Leiris en 1990 et s’éteindra en 1992 avec la disparition de Bacon. Entre temps se sera instauré un dialogue nourri.
L’écrivain, qui jeune homme avait avoué qu’« il [lui était] toujours plus pénible qu’à quiconque de [s]’exprimer autrement que par le pronom JE ; non qu’il faille voir là quelque signe particulier de [son] orgueil mais parce que ce mot JE [résumait pour lui] la structure du monde », trouvait en Francis Bacon son TU.
Si Leiris avait le chantre de l’Afrique noire, du sol y sangre, il fut d’abord le flamine d’artistes vivants au premier rang desquels et dans le désordre, André Masson, Joan Miró, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wifredo Lam. Plus tard, l’art abstrait apparut, qui envahit les cimaises mais non pas le cœur de l’écrivain. Et puis il y eut cet été 65 et cette rencontre d’hommes d’expériences si dissemblables qu’elles auraient du les opposer. Pour résumer leur antagonisme en une image, ce serait celle d’une fin de journée de travail. Quittant leurs retraites, Bacon se prendrait le pied dans l’amas de papiers, peintures séchées et miettes sédimentées qui jonchent le plancher de son atelier tandis que Leiris repousserait sa chaise contre la table de son bureau éthéré et rajusterait le nœud de sa cravate. Et pourtant !
Interviewé en 1964 par Pierre Koralnik dans le cadre de son émission de télévision Continents sans visa, le peintre qui affirme que la mort « c’est nada », reconnaît que la vieillesse ressemble à un marais. Or, dans les années 30 déjà, l’écrivain trentenaire redoutait les premiers stigmates de l’âge en décrivant ses « cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante ».
Les deux hommes surveillent leurs carcasses de plus loin ; le premier à cause, dit-il, de son homosexualité, le second sous prétexte pense-t-il qu’il est laid. Mais selon le critique d'art et journaliste marocain Aziz Daki, c’est la stimulation réciproque née de leur fréquentation qui les liera ardemment.
Cet enthousiasme créateur est parfaitement lisible dans Miroir de la tauromachie que Leiris demande à Bacon d’illustrer. Ils ont alors respectivement 89 et 81 ans. L’entreprise apparaît d’abord étonnante. En premier lieu, ce texte, initialement paru en 1938 a déjà été illustré et par André Masson encore ! Et puis, quelques jours après la rencontre londonienne des deux hommes, le 23 août précisément, soit 25 ans avant ce projet, Leiris en finit avec la corrida en assistant à sa dernière course de taureaux aux arènes de Fréjus.
Pourtant à l'automne 65, l’aficionado fraichement retraité avait envoyé un exemplaire de Miroir de la tauromachie au peintre. Le message fut instinctivement compris par le peintre qui lut attentivement le texte, puis en souligna au stylo noir plusieurs passages, principalement ceux où reprenant la conception baudelairienne du beau, Leiris assure  qu’« aucune beauté ne serait possible sans qu’intervienne quelque chose d’accidentel ». Or « l’’accident, écrit Daki, est une composante essentielle dans le genre de peinture que pratique Francis Bacon ». Familières à Leiris,  l’intensité, la fracture, la crudité de la corrida se sont superposées à Fréjus aux fêlures et à la brutalité des travaux de Bacon que l’écrivain découvrait. La coïncidence est de taille : à l'instar de Nicolas de Staël qui pressentit son retour au figuratif en assistant à un match de foot, Leiris eut l’intuition que la peinture de Bacon serait désormais une corrida perpétuelle accrochée à ses murs. Les mythes ressemblent parfois à des spectacles en plein air ! 
  
Ainsi donc, leur dialogue généré à coup de préfaces, d’essais, de portraits, de rencontres, atteint son paroxysme en 1990 dans Miroir de la tauromachie. Bacon qui rechignait à illustrer les livres, compose quatre lithographies pour ce texte fondateur de leur amitié. Leiris mourut avant la parution du livre mais vit le résultat du travail de son ami avant de trépasser. Les trois premières gravures sont des scènes tauromachiques placées dans une arène au sable sombre cernée d’un orangé plus ou moins soutenu et observées par un mur de foule traité dans un bleu ardoise éteint. Tout est mis en place pour exalter le corps à corps central empreint selon Leiris d’une « atmosphère érotique » déclinée dans la « figure essentiellement phallique du taureau », le corps moulé qui se tend et se cambre, l’estocade finale. Bacon plus terre à terre avait cru y déceler « un apéritif merveilleux pour l'amour ». La quatrième illustration est un portrait de l’écrivain par l’artiste dans lequel le col, le nœud de cravate et les cercles taurins de la face et du crane soutiennent une bouche brouillée et un œil qui s’exprime. Il faut voir dans cette ultime manifestation, la foi toujours renouvelée en une amitié vivifiante que Leiris pratiquait tout les jours comme il l’écrivit dans un passage de Brindilles (1989) : « voisinage revigorant et appel au travail: un visage qui pèse tout son poids de viande et tout son poids de peinture […]. Tel m’apparaît quand je le regarde accroché à gauche de ma table à lire et à écrire dans ma chambre de Saint-Hilaire l’autoportrait que mon ami Francis Bacon m’a donné il y a plus de quinze ans pour me remercier du texte que j’avais écrit pour le catalogue de sa rétrospective au Grand-Palais [1971] ». Les mots de l’écrivain s’étaient donc nourris des bruyants silences picturaux de Bacon. Ensemble, ils tracèrent un cercle vertueux formé par un présupposé sans faille : « Leiris interprète Bacon qui interprète Leiris ».

Biblio Tauromachies //
1938 Miroir de la tauromachie. Dessins d’André Masson. - G.L.M. (« Acéphale »). - 840 ex.
1964 Miroir de la tauromachie, précédé de Tauromachies. Dessins d’André Masson, G.L.M., 1964, 1220 ex.
1981 Miroir de la tauromachie, Dessins d’André Masson, Fonfroide-le-Haut (Hérault), Fata Morgana, 1981 (« Explorations »).
1990 Miroir de la tauromachie, Lithographies de Francis Bacon, Daniel Lelong, 1990. 155 ex.
Biblio //
Autoportrait de Michel Leiris extrait de L'âge d'homme.
Aziz Daki Leiris / Bacon, une amitié à l'œuvre, Revue de littérature comparée 2/2003 (n o 306), p. 169-181.
http://www.michel-leiris.fr
Interview de Bacon par Pierre Koralnik, Continents sans visa   http://archives.tsr.ch/player/personnalite-bacon 

En rayon actuellement à la librairie //
Michel Leiris, Miroir de la Tauromachie
Paris, D. Lelong Editeur, 1990.
In-folio sous emboitage de toile imprimé de lettres bleues. [4], 56, [4] pp., 4 lithographies hors-texte.
4 lithographies originales en couleurs  contresignées par Francis Bacon.
Tirage limité à 155 exemplaires. Un des cinq exemplaires hors commerce.
Parfait état.     

lundi 28 juin 2010

Struwwelpeter qui fiche la pétoche aux marmots ravis.

Allons, allons, ne soyez pas bégueules et avouez qu’enfant, vous avez sucé votre pouce, trépigné au moment de prendre votre bain, raillé la trombine de quelqu’un ;  que vous raffoliez de vous balancer sur votre chaise et que certains se sont acharnés sadiquement sur les sauterelles. Souvenez-vous des grandes personnes qui alors, dangereusement calmes ou carrément excédées, vous sermonnaient, vous secouaient, levaient les yeux au ciel. Vous auriez été allemands, qu’ils vous auraient illico fait lire le Struwwelpeter alias Pierre l’ébouriffé ou Crasse-Tignasse. Dans ce recueil de dix « histoires cocasses et drôles » mises en vers et illustrées par le docteur Heinrich Hoffmann en 1844, vous auriez vu Pauline allumer en douce une allumette avant de prendre gentiment feu;  frémi à l’arrivée de « l’homme aux ciseaux » venu sectionner les pouces que Conrad s’évertuait encore à sucer ; pouffé de rire en regardant Philippe gigoter sur sa chaise, perdre l’équilibre et emporter dans sa chute nappe, couverts et vaisselle.
Le génie de Hoffman ne réside pas que dans la férocité des situations finales. Certes, on sait que les enfants aiment avoir peur et que les intimidations imagées marchent bien mieux que les menaces abstraites : un « cesse donc de te regarder dans la glace ou bien le diable va finir par apparaître » a toujours fait plus d’effet qu’ « une jeune fille comme-il-faut ne passe pas sa vie devant le miroir » ; un « arrête de loucher, si tu ne veux pas rester bigleux au premier coup de vent »  a invariablement mieux fonctionné que « tu es fatiguant de loucher sans arrêt, arrête, c’est crispant à la fin ». Si vous n’êtes pas convaincus par la nécessité d’un soupçon de barbarie dans l’éducation des enfants, souvenez vous seulement avoir redemandé qu’on vous raconte la mort du petit chaperon rouge, l’abandon du père de la Belle au profit de la Bête, la pomme de Blanche Neige ou l’odorat de l’Ogre. Mais cette violence latente ne fait pas tout. L’humour et la proximité des histoires du bon docteur en revanche méritent toute notre attention. Il plaint les parents des petits héros mutilés ; un chien, deux chats et trois poissons rient des mésaventures des bambins indisciplinés. L’humour provoqué par les situations absurdes et l’attitude désabusée des parents se superposent efficacement à la normalité quotidienne des historiettes. En effet, les désobéissances racontées faisaient partie intégrantes de la vie des marmots d’alors et l’attrait de la chaise qui se balance, de l’allumette qui s’allume, de la pluie provocante qui tambourine aux fenêtres, le dégout de la soupe et du bain font encore partie du quotidien des enfants d’aujourd’hui. 
L’évocation de la réalité enfantine, l’outrance des personnages adultes, le soupçon de fantastique, le goût du non-sens, voilà donc bien les ingrédients du livre d’enfant parfait. Un auteur tel que Roald Dahl aura su parfaitement les réutiliser dans ses romans au premier chef desquels Matilda ou James et la grosse pêche. Et il n’est pas interdit de penser qu’Italo Calvino a usé des mêmes procédés en permettant à son héros de 12 ans de refuser de gouter aux escargots cuisinés par sa sœur, en le faisant grimper par contestation dans les arbres et en l’y abandonnant tout le restant de sa vie. Cher Baron perché!
Outre les bêtises domestiques partagées par tout à chacun, Hoffmann aborde également des thèmes plus profonds et étonnamment contemporains. Ainsi le racisme de « l’histoire du garçon tout noir » se résout dans une marmite d’encre dans laquelle les trois garnements « qui ont ri bêtement » sont plongés et dont ils ressortent  « bien plus noir que le garçon noir ». Certains exégètes ont aussi cru voir dans la vie et la mort par jeûne de « Gaspard-mange-ta-soupe » une mise en garde contre l’anorexie.
Mais la modernité du Struwwelpeter, on la doit surtout à la personnalité même de son auteur. Touche à tout du stéthoscope et de surcroît bel homme, Heinrich Hoffmann papillonna d’abord de la médecine généraliste à l’obstétrique, des soins aux miséreux au découpage des morts. En 1851, il se tourna finalement vers les fous. C’est l’illumination. Très vite, il va concentrer ses efforts sur les dérèglements psychiques des enfants et des adolescents, à tel point qu’on le considère aujourd’hui comme l’un des fondateurs de la pédopsychiatrie. Or déjà, en décembre 1844, le beau pédiatre avait touché du doigt sa vocation. Il était parti « en ville afin d’acheter comme cadeau de Noël un livre d’images qui correspondît à la compréhension et à l’intérêt de [son fils aîné Carl Philipp, âgé de 3 ans, mais ne trouva] que d’interminables et ennuyeux récits et des histoires édifiantes ». Consterné, il préféra acheter un cahier et y jeta dessins et rimes donnant vie à aux fameuses histoires saugrenues. Le petit garçon battit des mains, les amis du père de famille le poussèrent à publier. Ce fut un carton terrible ! En 1876, on sortait la centième réédition allemande et déjà les variations en tous genres et les traductions en plusieurs langues avaient vu le jour.
Le succès ne se démentit pas dans le temps. Sigmund Freud comme de bien entendu ne fut pas insensible aux motifs de son ainé et y vit dans son Introduction à la psychanalyse (1916), « une illustration du mode de formation des symptômes ». On n’est presque pas non plus surpris qu’André Breton y ait trouvé chaussure à son pied, lui qui choisit de placer dans son Dictionnaire abrégé du surréalisme, la vignette de Pierre l’ébouriffé à proximité des mots « Eidétique, Éveiller, Expectative, Inconnu, ».
Aujourd’hui, En Allemagne, Struwwelpeter a son musée et une flopée de jeunes adeptes. Dans les pays anglo-saxons et depuis la traduction par Mark Twain à la fin du XIXe siècle, le recueil se porte comme un charme: dans les dernières années, Tim Burton en a donné une version cinématographique, Edward aux mains d’argent (1990) et les très britanniques et décalés Tiger Lillies  en ont présenté à l’Opéra Comique en 2000, une épatante adaptation pour la scène, Shockheaded Peter mi-spectacle musical mi-théâtre d’ombre et de marionnettes dans laquelle les morales avaient été exagérées à l’extrême laissant par exemple Conrad non seulement sans pouces, mais vidé de son sang et Philippe poignardé par les fourchettes et couteaux que sa chute avait mortellement animés.
Et en France me direz-vous ? Le succès reste moins brillant. La traduction de Trim pour Hachette au XIXè s. ne redonnait pas la vivacité du texte originel ; les illustrations post-soixante-huitardes de Claude Lapointe et la traduction de Bernadette Delarge n’atteignirent jamais la causticité du bon docteur (Jean-Pierre Delarge éditeur, 1980). Ces deux ouvrages fort heureusement ne sont pas facile à dénicher. En revanche, la traduction, en 1979, de Cavanna publiée sous le titre de Crasse-Tignasse, « qui installa son inspiration dans la mouvance d’Hara-Kiri et de son humour bête et méchant » est vraiment réjouissante. L’humour noir y est parfaitement lisible et la qualité littéraire de la traduction est incontestable. La bonne nouvelle est que cette traduction accompagnée des dessins originaux est toujours disponible dans la collection "Lutin poche" de l’Ecole des Loisirs. Foncez donc vous la procurer ou craquez pour les exemplaires que nous présentons. Il va y avoir rupture de stock ! Bien que …  Soudain un doute m’étreint. Est-ce vraiment un défaut de traduction qui valut au Struwwelpeter ce demi-succès en France ou bien le manque total de troisième degré des français benoitement installés dans un humour franchouillard dégoulinant ? Baste ! Enfants de primaire qui n'êtes pas encore contaminés,  rebellez-vous, cassez vos tirelires et précipitez vous sur le Struwwelpeter. 
Biblio // Barbara Smith Chalou Struwwelpeter humor or horror? : 160 years later Lexington Books, 2007.
Véronique Medard, Une oeuvre de littérature de jeunesse allemande, le Struwwelpeter d’Heinrich Hoffmann, et trois de ses traductions  (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) http://publije.univ-lemans.fr/pdf/2.1.Medard_09.pdf
Nelly Feuerhahn  Pierre l’ébouriffé : l’énigme d’une figure surréaliste.
Sites // struwwelpeter.org  / struwwelpeter-museum.de
En rayon actuellement à la librairie //
Dr Heinrich Hoffmann Der Struwwelpeter oder lustige Geschichten und drollige Bilder für Kinder von 3-6 Jahren. Mit Jubiläums-Blatt zur hundertsten Auflage.
Frankfurt, Rütten & Löning, o.J.  s.d. (fin XIXème, après 1876). Petit in-4, cartonnage éditeur illustré en noir. [1] et 24 feuillets en couleurs.
En ouverture, feuillet anniversaire de la centième édition parue en 1876 avec le portrait âgé de l’auteur.
Dr Heinrich Hoffmann The Magic Lantern Struwwelpeter
London, New York, Frederick Warne & Co. s.d. (fin XIXème s.). In-4 cartonnage éditeur illustré en couleurs. [14] pp. Usures de manipulation.
“Designed in England, printed & made in Bavaria”! Livre à système qui pour une partie des contes fait tourner dans un rond représentant le halo de la lanterne les quatre épisodes principaux. Ces pages-ci sont en couleurs. Les autres en bistre présentent le texte de l’historiette et des vignettes.
Dr Heinrich Hoffmann Struwwelpeter Or, Merry Rhymes and Funny Pictures.
Blackie & Son Ltd., s.d. (début XXème s.)
Petit in-4, cartonnage éditeur illustré en couleurs, dos toilé vert. Titre, 24 feuillets en couleurs.
Un clic pour en savoir plus ou commander envoyez-nous un e-mail! 

mardi 22 juin 2010

Pour voyager à l'oeil en Russie, Jules Janin voyagea à la plume.

On est parfois sujets à cas de conscience cornéliens, écartelés entre la beauté d’un livre et les anecdotes qui gravitent autour de son orbite. Or, alors que nous ouvrons notre exemplaire du Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie et la Moldavie d’Anatole Demidoff, une feuille de papier recouverte d’une profonde écriture bleu stylo bille en profite, la traitresse, pour s’échapper des pages de garde et  virevolte jusque sur le sol. On la ramasse et on l’ignore quelque temps tout à la joie de parcourir ce volume romantique et de chercher les 26 planches tirées sur un papier fort qui arrête le doigt qui effeuille. Les 10 lithographies en couleurs qui témoignent de la richesse et du chatoiement des costumes régionaux sont particulièrement réussies. Les deux cartes de la Russie méridionale et de la Crimée qui se laissent déplier dans un bruit gracieux, nous donnent un court instant l’impression que nous faisons partie de l’expédition qui fut à l’origine de cette publication. En les repliant avec précaution, la feuille blanche méprisée tout à l’heure nous fait à nouveau de l’œil. Il y est question de Jules Janin et du voyage de Demidoff. Pourtant à relire le premier chapitre, point de Janin. Il y est indiqué que l’expédition franco-russe réunit les très scientifiques MM. de Sainson, Huot, Rousseau, de Nordmann, du Ponceau et Le Play - ingénieux ingénieur des mines qui par la suite se vit confier par Demidoff l'exploitation de ses mines métalliques de l'Oural (Il s'acquitta si bien de cette tâche qu’à son départ il laissa derrière lui de solides établissements métallurgiques et pas moins de  45.000 ouvriers). La campagne montée et dirigée par Demidoff en 1837compta bien aussi un peintre, Raffet, qui en ramena une série de splendides planches publiées dans le Voyage. S’étaient donc côtoyés un industriel russe vivant à Paris, un artiste si français que même Rome n’en voulut pas pour son Prix et une tripotée d’experts gaulois, en bref une troupe parfaitement franchouillarde, ce qui entre parenthèse fâcha tout rouge le dédicataire, Nicolas Ier, tsar de toutes les Russies qui n’y voyait pas le quart du bout de la promotion promise de son empire.
Mais pas de Janin dans cette liste officielle. Pourtant ce grand ami de Demidoff joua un rôle important dans la distribution de la pièce. Il était d’abord et en premier lieu le complice d’Anatole. Avec lui, il fit son premier voyage en Italie, et à ses côtés « vécut à Florence, les plus belles heures de sa vie ». Le livre qu’il tira de ces grandes vacances, il lui dédia dans des termes qui ne trompent pas: «Puissent ces pages, écrites dans toute la vivacité d'une admiration bien sentie pour l'Italie, la patrie poétique, durer autant que le dévouement de ma reconnaissante amitié». Réciproquement, dans le Catalogue des livres de la bibliothèque de M Jules Janin, on trouve au numéro 1019 un exemplaire sur Chine d’Esquisse d’un voyage dans la Russie méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie et la Moldavie daté de 1838, sur la page de garde duquel Demidoff lui renvoie la balle dans un envoi lapidaire qui a le mérite d’être clair: « A mon ami Jules Janin ». Plus tard, le français fit l’entremetteur en poussant son poteau à épouser la fille de Jérôme Bonaparte avec laquelle il ne fit jamais bon ménage. Demidoff ne quitta en effet jamais vraiment sa maitresse Valentine, duchesse de Dino. Et lors d'un bal costumé, la princesse Mathilde, excédée, pensant peut-être que personne ne la reconnaitrait derrière son joli loup insulta copieusement sa rivale ; sur-le-champ Demidoff administra à sa femme une magistrale paire de gifles qui fit sauter le masque et consomma la rupture. Demidoff ne semble pas en avoir voulu à Janin de ce méchant conseil marital. Peut-être parce que Janin aimait la Russie.
Déjà en 1831 dans son roman Barnave il avait écrit : « La Russie c’est la couronne du monde, j’aime ses glaces si froides et ses étés si chauds, j’aime ses palais de sapins, ses citadelles de terre cuite et ses minarets orientaux; prêtez l’oreille à ce bruit d’Empire qui grandit, et vous comprendrez combien rapide est sa croissance. Si j’étais à votre place, […] j’irais à Saint-Pétersbourg pour y découvrir cette prostituée royale qui se fait vanter par les gens de lettres de France, au poids de l’or, et je ne serais heureux que lorsque la police ombrageuse du pays m’aurait emprisonné comme suspect, pour avoir sifflé l’une des maîtresses du prince Potemkine ». Or c’est de ce Janin-là dont il est question dans la feuille volante qui décidément sait ne pas se faire oublier. Un bibliophile vengeur y a transcrit un extrait de l’article de Jules Bertaut paru dans le numéro du magazine Historia de janvier 1954. On peut y lire que « Jules Janin avait envie de faire un beau voyage » ; aussi il écrivit sur un ton sibyllin à Demidoff : « Votre noblesse se doit de faire maintenant une œuvre qui attire sur Elle l’attention de toutes les académies d’Europe […] Pourquoi ne tenterait-elle pas une expédition dans la Russie du Sud si peu connue ». Anatole « sauta sur l’idée » et s’attacha Jules comme secrétaire. « Dans l’été de 1837, la caravane se mit en route […] La randonnée terminée, un magnifique volume parut que signa bravement Demidoff, encore qu’il fût tout entier de la main de Jules Janin ». Certes Janin, « l'arbitre du goût, l'oracle de la critique, et le véritable représentant de l'esprit français » comme le résuma fort bien le bibliophile Jacob, connut une brillante carrière d’écrivain, mais qu’il eut été le nègre d’un russe cela reste inédit. Bah! On dit bien qu’il retoucha en 1832 La tour de Nesle d’un certain Frédéric Gaillardet, qu’avait déjà copieusement triturée Alexandre Dumas !
Remarquons seulement le tour de force de l’auteur caché. Car si pour voyager à l’œil, il suffisait de voyager à la plume, ça se saurait et nous serions légions sur la ligne de départ ! Aussi qui voudrait  blâmer l’astuce ? Il eut d’autant plus raison de voyager qu’il ne savait pas, le bon bougre, qu’il courait pour échapper à la goutte qui le rattrapa quelques années plus tard. Il avait, il faut dire, pris alors largement le temps de se transformer en une sorte de Humpty-Dumpty réjoui. Goutteux à la dernière extrémité, il mourut donc, à l’exemple du père de son ami Demidoff qui « usé, vieilli avant le temps, et podagre, arrivait au milieu de toutes ses fêtes dans un fauteuil roulant, d'où il ne bougeait pas ; il se retirait de bonne heure, et la fête continuait ; quelquefois même il tombait en syncope, perdait connaissance, et l'orchestre et les danses ne modéraient ni leur gaieté ni leur entrain. On emportait M. Demidoff, et voilà tout ».
Biblio  // Dictionnaire universel des contemporains.  Catalogue des livres de la bibliothèque de M Jules Janin.  Mémoires d’un bourgeois de paris.

En rayon actuellement à la librairie //
Anatole de Demidoff  Voyage dans la Russie Méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie, et la Moldavie. Illustré par Raffet.
Paris, Ernest Bourdin, 1854.
In-4°, demi-chagrin poli cerise, dos à nerfs orné de filets dorés et noirs, titre doré. XIV, 510, [4] pp., planches hors-texte.
Un feuillet de musique de la Marche Valaque arrangée pour le piano par Jules Alari. En frontispice, portrait gravé de Nicolas 1er ; 16 gravures hors-texte en noir, 10 planches de costumes en couleur et 2 grandes cartes repliées. Ex-libris. Bel exemplaire de cette seconde édition revue et augmentée par l’auteur, parue la même année que l’originale.

lundi 7 juin 2010

Oswald de Kerchove ou Celui qui préféra aux palmes académiques, les palmes botaniques.

Si Brillat-Savarin fit du cochon son cheval de bataille en assurant en 1826: « Tout est bon en lui », Oswald de Kerchove de Denterghem fit du palmier sa pomme de Newton en y consacrant en 1852 un ouvrage exhaustif illustré en noir et en couleurs qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas été égalé. Il faut dire que, comme on devient bourreau, surfeur, chauve, monsieur Loyal de père en fils, on est aussi palmiérophile par filiation. Le petit Oswald aurait pu seulement se satisfaire de jouer au belge respectable ou de faire l’homme politique comme son père Charles et son grand-père Constant avant lui, mais c’était sans compter avec l’autre passion familiale, la botanique. Certes, pour apaiser la galerie, il fut successivement membre du conseil de comté de l'Ontario, gouverneur du Hainaut, membre du Parlement, sénateur, administrateur de la Commission des Hospices civils, chantres dans divers organismes philanthropiques et culturels. Mais les titres qu’il préféra furent ceux de fondateur des Floralies Gantoises et président de la Société royale d'Agriculture et de Botanique.
Sachez que « dès l'enfance, il vécut au milieu des plantes nouvelles et précieuses, dans ce jardin d'Akkergem où son père avait réuni des trésors et érigé [un] magnifique jardin d'hiver », sous la verrière duquel il contempla à loisir certaines variétés rares de palmiers. 
C’est là, dans la moiteur rassurante et la luminosité chaude de la serre qu’il prit lentement conscience qu’à la vie publique, il allait préférer la vie pudique, en d’autres termes, qu’aux palmes académiques il aimerait mieux les palmes botaniques.
Brillant et sérieux, il n’en mena pas moins de front sa double vie de docteur de la ville et myster Hyde park. A tel point qu’à 34 ans il était prêt à publier cette bible du palmier dont il est ici question. Il n’est pas besoin de vanter l’illustration de l’ouvrage : les nombreux dessins en noir sont précis et élégants, tandis que les quarante chromolithographies en couleurs tirées sur papier cartonné sont tout simplement surprenantes, étalage de verts et impression de chaleur diffuse. On n’a pas de mal à croire que ces spécimens aient bien été « dessinés d’après nature » par P. de Pannemaker.
Du coup, beaucoup seraient tentés de se borner à ce feuilletage d’images pour lecteurs sages. Ils auraient bien tort, car la prose de Kerchove réserve de bonnes surprises. Ainsi, selon l’auteur «comme tous les conquérants, [le palmier] trouve tout à sa convenance. Il a de cela de commun avec les gascons. « Semez des gascons, disait Henri IV, ils poussent partout » (et visiblement d’abord dans les serres flamandes) » !
L’étude des palmiers lui permet aussi de faire de la botanique théologico-vinicole en posant cette devinette: « Où sont les palmiers de Palestine, les palmiers célèbres de Jéricho, du lac Asphaltite, des vallées du Jourdain, de l’Euphrate et du Tigre, de l’immense Babylone ? Ils ont disparu comme ces villes superbes, comme la fécondité de ces vastes plaines, comme les empires des Mèdes, des Perses, des Arabes».  Mais c’est vrai ça ! Où ils sont passés les palmiers des jardins suspendus de Babylone ? Et pourquoi Zachée s’est planqué dans un sycomore alors qu’il vivait à Jéricho « la ville des palmiers » ? Pour Kerchove, la réponse est évidente : «l’islamisme conquérant a passé là et il y a fait le désert ».
L’Islam, Kerchove y revient plusieurs fois au long de son propos. Parmi les 801 usages différents du palmier recensé dans le poème tamil Tala vilassim, il y a par exemple - et tout à fait au hasard -,  tous ceux qui pourraient nous rendre pompette. Or, le Coran qui interdit le vin convient que « l’eau de palmier » n’est PAS du vin. Ah bon ! L’affaire mérite donc d’être détaillée : juste extrait, le jus est gris pâle, fade doux et sucré. Et puis, merveille, le liquide fermente à vitesse grand V et  déjà on entend un léger bruissement : mais il pétille ma parole. « Dans cet état, affirme Kerchove, il rivalise avec les meilleurs vins de Champagne et égait sans enivrer ». Oh là ! Doucement les basses, on pourrait se fâcher dans le Landernau. Mais les rémois n’auraient pas le temps de répliquer puisque quelques heures seulement suffisent à ce que l’eau de palmier « se transforme en bière blanche comme du lait [qui] grise comme l’eau-de-vie ». A ce stade, on peut faire confiance à Kerchove : en bon flamand, il ne peut manquer d’en connaître un rayon en bières.
Or, le breuvage n’est pas si miraculeux qu’il y parait ! Car c’est « la plus éphémère des boissons » qui en un tour de bras va devenir visqueuse, nauséabonde et se couvrir de mouches rougeâtres. Ce n’est pas sans raison que la sagesse arabe a coutume de dire qu’ « on ne peut boire le vin de palme qu’à l’ombre de l’arbre qui le produit ».
Mais alors ! tout s’explique. Si vous avez bien suivi, vous aurez retenu que « l’islamisme conquérant a passé là et il y a fait le désert ». Exit donc l’ombre protectrice de la large feuille découpée et dans la lancée exit le petit verre d’eau de palmier qu’on se serait bien jeter derrière la djellaba. A se demander si tout ça n’a pas été fait exprès pour ne pas avoir à renier le Coran en gardant malgré lui le Fidèle sobre comme son chameau.
BIBLIO // Revue de l'horticulture belge et étrangère, Volume 34.

En rayon actuellement à la librairie //


Oswald de Kerchove de Denterghem.  Les Palmiers. Histoire iconographique. Géographie. Paléontologie. Botanique Description. Culture. Emploi, etc.  Avec Index général des noms et synonymes des espèces connues. Ouvrage orné de 228 vignettes et de 40 chromolithographies dessinées d'après nature par P. de Pannemaker.
Paris, J. Rothschild, 1878.
In-4, demi-chagrin ivoire, couvertures et dos rayés et illustrés conservés.
VIII, 348 pp. dont 228 illustrations in-texte.  40 planches hors-texte en couleurs et 1 tableau dépliant.
L’auteur, homme politique belge en vue, reste surtout un grand expert en botanique, qui hérita de la passion de son père et de son grand-père. Il passa de nombreuses années à parfaire les jardins de la propriété familiale de Beervelde et écrivit de nombreux livres sur les plantes. Son ouvrage sur les palmiers fait encore référence. Il y consacra un temps considérable et plusieurs voyages d’étude. Edition illustrée de 40 planches en couleurs très réussies, dues à P. de Pannemaker, et de 228 illustrations dans le texte; elle est accompagnée d'un tableau dépliant indiquant « la classification des diverses familles de Palmiers d'après M. H. Wendland ». Géographie des Palmiers. Voyage dans la région des Palmiers, L'Asie, L'Océanie, Le Nouveau Monde, La grande région des Palmiers au Nouveau-Monde, Les Palmiers fossiles, Histoire, Botanique, Utilité des Palmiers, Culture. Nissen, 1032; Plesch, 287.

samedi 29 mai 2010

Charles Monselet ou la preuve que la plus jolie fourchette et la plume la plus alerte ne sont rien à celui qui ne sait pas les manier.

Monselet !
Merveille de gastronome. Maestro de l’anecdote. Miracle d’homme. Monselet, dont l'aimable fantaisie est toute entière contenue dans sa Gastronomie. Récits de table qu’il fait paraître en 1874. On peut voir dans l’inventaire à la Prévert un hommage à la table des matières de ce livre, qui propose à titre d'exemple, une choucroute et une andouillette en poèmes, une mise au point historique sur le poulet partagé entre « Gargantua-Soleil » et Molière, le récit d’un duel au cochon de lait inventé par Cagliostro ; les chantages d’un garçon de café pervers qui cherche absolument à faire commander des huîtres à son client alors qu’il ne désire au monde qu’un potage; quelques pages sur Alexandre Dumas qui « quand il ne faisait pas sauter un roman, faisait sauter des petits oignons », une réflexion sur le statut du millier de cuisinières réunies pour écouter un sermon écrit à leur attention par le curé d’une église d’un des grands faubourgs parisiens sur lequel, par hasard l’auteur passait alors ; la recette de la Turlutine d’état-major concoctée par des gourmets du 1er régiment d’Afrique simplissime dans sa réalisation dès l’instant qu’on a réuni les grenouilles, tortues et champignons nécessaires ; des recettes «sérieuses, plaisantes, extraordinaires» et bien d'autres friandises littéraires.
Monselet ne prit pas non plus le dos de la cuillère pour rédiger dans ses Récits de table une sorte de « pièce montée » en quatre tableaux dont l’Estomac tenait le rôle-titre.  On y lit ce genre d’hallucinant borborygme dialogué:
L’ESTOMAC. — Excellent café ! arôme pénétrant ! Ma foi, encore une tasse.
LE COGNAC. — A la bonne heure!
L’ESTOMAC. — Oh ! doucement, doucement ! Pas de bain de pied.
LE RHUM. — Tu as raison; le bain de pied est absurde et incommode.
L’ESTOMAC. — Mais qui t'appelle, toi ?
LE RHUM. — Je viens pousser le cognac.
LA CURAÇAO. — Je viens pousser le rhum.
L’ANISETTE. – Je viens pousser le curaçao.
L’ESTOMAC. – Grâce !
LE KIRSH. – Ranchez-Fus, Fus audres ; ne me regonnaisez-fus pas ?
L’ESTOMAC. – C’est le kirsch de la forêt Noire ! Je suis joli !
LE KIRSH. Ezze-gue che fus vais bir ?
L’ESTOMAC. – Qu’est-ce qu'il dit?
LE MARASQUIN. – Il demande s’il te fait peur.
L’ESTOMAC. – Je le crois bien, parbleu !
LE KIRSCH. - Tarteiffle!
L’ESTOMAC, au kirsch. - Allons, mon brave, ne vos fâchez point. On ne fait point d'esclandre ici. Pourquoi diable venez-vous si tard? On ne comptait plus sur vous.
LE KIRSCH. — Ch'aggzebde fos exguices.
L’ESTOMAC. — Qu'est-ce qu'il dit?
LA CRÈME DE MENTHE. — Il dit qu'il accepte vos excuses.
Mais aussi, il y a cette centaine de pages sur Grimod de la Reynière, un, avec Restif de la Bretonne, parmi les Oubliés et les dédaignés (Poulet-Malassis, 1857) que Charles Monselet tira d’un injuste oubli. Car, en vérité, le roi des gastronomes était avant tout le prince des aminches. Lié à Baudelaire, Nerval et Gautier, intime des Goncourt, il aimait son prochain simplement et épousa tardivement sa douce amie. Georges Bodereau, (1861-1897) journaliste littéraire, grand reporter et polémiste-duelliste fut témoin à son mariage: « Ah ! ce mariage ! C’est une des fleurs encore parfumées de l’herbier de ma prime jeunesse. [...] je ne sais rien de si touchant que le mot qu’eut, après les « oui » sacramentels, la vieille compagne, disant à son ami:
— Tu es bien gentil, mon Charles ! d’avoir pensé à ça ; mais, après si longtemps, était-ce bien la peine ? [... Puis] nous déjeunâmes aux Vendanges de Bourgogne. Charles Monselet mourut quelques mois après et Phémie ne lui survécut guère».
Aussi sûr que Molière apprécia de mourir sur scène, que Lassalle enragea de ne pas mourir au combat, Monselet voulait bien trépasser, mais en gastronome accompli. Et pas de feu Charles Monselet qui tienne ; à la rigueur un Monselet à feu doux à l’épitaphe gourmande auto-rédigée: « Versez sur ma mémoire chère / Quelques larmes de Chambertin / Et sur ma tombe solitaire / Plantez des soles... au gratin ».
Quant à son mot de la fin -« J'aurai un enterrement aux truffes ! »-, il prête à réflexion. Faisait-il allusion, à la recette de la poularde de demi-deuil, entre la chair et la peau de laquelle on glisse quelques lamelles de truffes ? (Entre nous soit dit, comme me l’a soufflé une bonne fée de la librairie, Monselet aurait certainement préféré une poularde de plein deuil constellée d’une myriade de truffes au lieu de quelques copeaux chiches.) L’énigme de ce dernier mot reste entière comme d’ailleurs, en 1848, le choix de ce jeune épicurien de 23 ans par le magnat de la presse qu’était Emile de Girardin. Il le choisit  pour rédiger dans les colonnes de La Presse la préface des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand qui devaient y paraître en feuilleton. Le choix de Théophile Gautier attaché au même journal aurait paru plus évident, bien que le fait qu’un bifteck portât le nom du défunt écrivain ait pu décourager les réticences de Monselet. Il semble d’ailleurs avoir trouvé l’inspiration et les audaces nécessaires dans la dégustation de son Chateaubriand saignant, car on dit que sa carrière démarra véritablement à partir de la publication ce préambule. Ce qui prouve bien une fois encore que la plus jolie fourchette et la plume la plus alerte ne sont rien à celui qui ne sait pas les manier.  
BIBLIO// Georges Bodereau, Sur Monselet in La Gerbe, n° 27, décembre 1920, pp. 72-74. André Monselet  et Jules Clarétie, Charles Monselet: sa vie, son œuvre (Testard, 1892).
En rayon actuellement à la librairie //
Monselet, Charles. Gastronomie, récits de table.
Paris, Charpentier, 1874.
Faux-titre avec au verso la justification, titre, III, 396pp. In-12, demi-chagrin rouge, dos à nerfs, plats et gardes marbrés, tête dorée, couvertures conservées. 
Edition originale, l'un des 50 exemplaires de tête numérotés sur papier de Hollande, seul grand papier.  Passant du coq à l'âne, Monselet (1825 - 1888) célèbre la cuisine, les cuisiniers, les meilleures histoires de gourmands, Grimod de La Reynière, l’asperge, l'absinthe, le Médoc, le couscoussou, le marchand de vin héroïque. On sait le goût pour la gastronomie de cet écrivain et journaliste qui fonda en 1865, le Gourmet, feuille de chou hebdomadaire consacré à son dada. Vicaire 606, Bitting 329, Oberlé 220.
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samedi 22 mai 2010

Ah ! Ouvrir son « Lavater portatif » dans un wagon du métro parisien ! (Ou comment l’Iphone sera bientôt supplanté ).

C’est surtout dans la deuxième édition française de l’Art de connaître les hommes par la physionomie parue entre 1806 et 1809 chez Prudhomme en 10 volumes que les Balzac et autres Stendhal puisèrent leurs recettes physiognomistes. Il s’agissait d’appliquer aux personnages romanesques une méthode fondée sur l'idée que l'observation des traits du visage d'une personne peut donner un aperçu de son caractère et de sa personnalité.
Ils transformèrent un travail des lumières en boite à malice littéraire. En effet, Gaspard Lavater (1741 -1801) tombé sous le charme des théories de Zophyre, mage un peu branque qui sévissait à Athènes au Vème s. avant J.C., compara, compila, ordonna toute sa vie de scientifique durant, le résultat de ses innombrables observations des nez, oreilles, fronts, mentons, bouches, crânes et ovales de ses contemporains. Il en extirpa un système d’analyse soi-disant imparable et l’édita pour la première fois en 1775.
Or Gaspard mourut en 1801. D’outre-tombe, il allait enfin pouvoir cesser de défendre son grand œuvre et vérifier avec délectation sa théorie sur les tronches et autres trognes croquignoles qui séjournaient depuis des siècles aux Enfers. Peut-être aussi était-il occupé à se mordre l’intérieur de la joue, s’apercevant que les traits de tel grand intellectuel, tel héros, tel saint homme correspondait au faciès de tel bandit de grand chemin ou de tel soudard dépravé qu’il avait décrit dans ses Fragments de la Physiognomonie.
Il aurait finalement mieux valu qu’il vienne hanter les vulgarisateurs qui lui succédèrent. Car ces coquins-là, allégrement,  surfèrent sur les modes plutôt que de poursuivre la sérieuse entreprise de leur maitre à penser.
Jugez sur pièce: dans l’édition de 1809 comme dans celle de 1815 du Lavater portatif, la planche XX présentait le profil de Napoléon. Mais si elle était ainsi légendée dans la première : « On remarque dans cette physionomie les indices d’un génie extraordinaire… Il est impossible que l’homme en qui tous ces traits seraient rassemblés ne fût un héros », elle devint un portrait à charge dans la seconde : « On remarque dans cette physionomie tous les traits qui peuvent caractériser le génie du mal ». 
Ce n’est pas le vieil empereur qui s’en émut, qui aurait eu, selon Cousin d'Avallon ce commentaire définitif : « Lavater, avec ses rapports du physique et du moral, n'est qu'un insigne charlatan. […] La raison, l'expérience (et j'ai été dans le cas d'en faire une grande pratique ), montrent que tous ces signes extérieurs sont autant de mensonges, qu'on ne saurait trop s'en garantir, et qu'il n'est réellement d'autres moyens de juger et de connaître les hommes, que de les voir, de les essayer et de les pratiquer. » Et toc. Qu’il fut génie du mal ou génie extraordinaire - on peut discuter -  il restait incontestablement le roi de la taille de costard.
Quant aux français, eux qui avaient si souvent du retourner leurs paletots depuis quelques dizaines d’années, ils s’en fichaient bien de « la trombine à Napo ». Comme H-G von Arbug le rappelle : en ce temps, dans « la métropole française, où de grands mouvements de migration créaient un climat d’anonymat et d’insécurité, l’ancienne spéculation théologique de Lavater devint un véritable code de comportement ». Soit. Mais Arbug ne nous empêchera pas de penser que ce petit vade-mecum servit d’abord à se ficher du voisin. Leur enthousiasme pour ce Lavater de 10 cm sur 13 confirmait leur goût pour la plaisanterie. En s’approchant des pierres anciennes de Paris, on les entendrait presqu’encore murmurer: « T’as vu les yeux à fleur de peau de celui-là ? Ca doit être un sacré colérique. Et ces laides dents ? Encore un de ces mélancoliques de mes deux. Vise les joues globuleuses proches des yeux de ce lascar-là ? Un méchant moqueur, tu peux en être sûr ! »
Du coup, c’est décidé. Demain, je laisse mon Iphone à la maison et je descends dans le métro avec mon Lavater portatif en poche.
Biblio : H-G von Arbug, Le Lavater portatif in Dénouement des Lumières et Invention Romantique (2000). Cousin d'Avallon, Bonapartiana, ou Recueil choisi d'anecdotes, de traits sublimes, de bons mots [...] Paris, 1851.

En rayon actuellement à la librairie // 

Lavater, Kaspar. ‎Le Lavater Portatif, ou Précis de l'art de connaître les hommes par les traits du visage ; avec trente-trois planches coloriées. Troisième édition.‎
‎Paris, chez madame veuve Hocquart 1809.
In-16, demi-chagrin à coins, dos lisse orné. 56 pp.
Edition populaire publiée parallèlement à la nouvelle traduction française de l'Essai sur la Physiognomonie (1807-1810) qui annonça la vogue des travaux de Lavater. 33 profils en couleurs dont un frontispice, avec explication en regard.‎

samedi 8 mai 2010

De Parry à Tahiti : ses vahinés, les Pomaré, la lèpre et Gallimard.

Roger et André étaient amis. Le premier était maquettiste, le second directeur artistique, tous deux chez Gallimard. Roger Parry et André Malraux aimaient les voyages.Or, si en 1923 le jeune Malraux au Cambodge avait allégé Angkor de quelques fragments magnifiques, il n’avait décemment pas pu demander à son poteau de lui ramener de Papeete un petit quelque chose de vieux, de votif, et s’était surtout abstenu de lui réclamer un souvenir royal. Aussi vrai que nous savons que les rois de France touchaient leur bille en matière d’écrouelles, Malraux lui n’ignorait pas que la famille royale tahitienne en connaissait un rayon en lèpre. Toutefois, à la différence des rois de chez nous, les Pomaré pouvaient non seulement soigner mais aussi refourguer la lèpre à leurs sujets ainsi qu’aux étrangers. On raconte à ce sujet qu’à la fin du XIXème s, un bravache popaa d’Europe décida de s'asseoir dans le fauteuil dans lequel avait trépassé le prince Hinoï, neveu de feu le roi Pomaré V (1839-1891). Mal lui en prit, couvert qu’il fut sur l’heure d’une multitude de marques, prémices d’une lèpre foudroyante. Si au premier abord le truc parait plutôt efficace et sacrément plus expéditif que de faire construire une prison dorée tel que Versailles pour se faire respecter de la plèbe, cela créait un constant problème domestique : comme sous peine de lèpre, on ne devait pas toucher le linge royal, il était plutôt ardu de trouver des blanchisseuses à la cour ; de même nul, s'il n’était de sang royal, ne pouvait creuser la tombe du Roi. M’est avis que le petit personnel qui était en charge des pelles royales devait s’en taper une bonne tranche à chaque fois que les princes devaient saisir les manches et cracher dans les paumes de leurs mains.

Bref. Malraux (photographié ici par Parry) se consola en favorisant la publication chez Gallimard du reportage de son ami. Tahiti parut en 1934 dans un format in-4 et plusieurs indices montrent que Roger Parry mit tout son art à la fabrication de ce recueil de 106 photos. Depuis 1927, il avait dessiné pour la NRF des affichettes de librairie, des placards publicitaires ainsi que de nombreuses couvertures. Il fut également le photographe attitré de certains de ses auteurs-phare à commencer par Saint-Exupéry. Son travail photographique qui avait été consacré en 1930 dans Banalité de Léon-Paul Fargue, était essentiellement basé sur des recherches théoriques concrétisées dans des expériences éditoriales mêlant prise directe et placement d’effets dans la chambre noire. Dans Tahiti, les photos sont telles que prises. Mais son sens de la mise en page apparaît nettement. Sa maitrise de maquettiste explose dans l’ovale invisible qu’il crée sur la couverture en ajustant le dessin aux graphismes sacralisés de la NRF et de Gallimard.


Mais surtout on admire le choix des clichés qui mêlent délibérément images d’Epinal et réalité sociale, nature intemporelle et fragilité humaine ; la mer, l’éther et les terres ; le mouvement et l’immobilité enfin. La Tahiti mouvante se décline en bateaux, danses, plongeons et babils enfantins. La Tahiti immobile se focalise dans les portraits, la lèpre, et cette dernière image qui referme le recueil : un mère et son enfant mort, sorte de piéta tahitienne, sculpture saisissante de chair et de sang. Quant à la lèpre, quant aux lépreux, car c’est précisément d’eux qu’il s’agit, ils fixent l’objectif de Parry sans interrogation, sans jalousie, sans espoir. Ils sont vieux, ils sont jeunes, ils sont hommes, ils sont femmes, ils sont enfants enfin, tous consciemment retenus derrière de minces barrières de bois et une entrée béante. Cette entrée de la léproserie d’Orofara c’est en un sens l’acceptation par Tahiti de cette lèpre persistante. Endémique et royale, elle n’est là-bas toujours pas totalement éradiquée et la léproserie, aujourd’hui désertée, a étonnamment gardé intactes ses frêles défenses de bois.
Parfaitement absent de ce portfolio, le cheval autrefois célébré par Gauguin, apparaît étrangement sur la couverture de Tahiti. Est-ce le choix esthétique d’un Parry cherchant à parfaire comme nous l’avons vu, une couverture quitte à s’éloigner du contenu réel de la publication ? Ou est-ce une consolation d’écrivain-pilleur imposée par Malraux qui se voyait déjà caresser de sa longue main le dessin au trait de cette frustre statue équine que son ami n’avait su mettre dans sa valise. Quoiqu’il en soit, il ne garda pas rancune à Roger Parry qu’il attacha à ses pas et à qui il confia quelques années plus tard ni plus ni moins que la « conception graphique des premiers ouvrages de la collection de l’Univers des formes. De leur collaboration - rappelle le dossier de presse de Gallimard-naîtra un « Musée sans murs » qui rend visibles en un seul lieu un nombre illimité d'œuvres, monumentales ou miniatures et de toutes origines, et favorise, par le traitement graphique des illustrations, les rapprochements que l'œil peu exercé n'aurait su discerner. »

En rayon actuellement à la librairie //

Roger Parry   Tahiti. 106 photos de R. Parry
Paris, NFR Gallimard, 1934. In-4 broché, couverture imprimée en noir et rouge.
[112] pp.
Edition originale. Exemplaire du service de presse. Introduction par Parry avec en bandeau une carte de l’archipel, suivie des 106 photographies en noir disposée dans une mise en page étudiée. 
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