vendredi 19 février 2010

on ne doit pas titiller l'Ankou et encore moins appeler les noyés hurleurs


A la fin du siècle dernier, Anatole le Braz parcourut le Trégor autour de Port-Blanc et une petite partie de la Cornouaille autour de Quimper pour recueillir auprès des habitants, des récits vécus et des témoignages et des légendes en rapport avec la mort. Cette importante récolte fut retranscrite par écrit et ordonnée en vingt deux chapitres et un index fouillé par Le Braz dans son livre La Légende de la Mort, ode véritable à l'Ankou.
L'auteur, entre autres y affirmait que « les noyés, dont le corps n'a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes. Il n'est pas rare qu'on les entende crier, dans la nuit, lugubrement :

— lou! lou!
On dit alors, dans le pays de Cornouaille :
— E-man layinic-ann-ôd o iouall! (Voilà lannic- ann-ôd, (Petit Jean de la grève qui hurle!).
Tous ces noyés hurleurs sont indistinctement appelés lannic-ann-ôd. lannic-ann-ôd n'est pas méchant, pourvu qu'on ne s'amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l'imprudent qui se risque à ce jeu ! Si vous répondez une première fois, lannic-ann-ôd franchit d'un bond la moitié de la distance qui le sépare de vous; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou. »
Le Braz qui avait fait paraître son ouvrage chez Champion en 1893, fit les frais de la puissante emprise des superstitions bretonnes quelques années plus tard. Le 20 Août 1901 en effet, « onze membres de sa famille périrent noyés au large de Plougrescant, à 200 mètres seulement de la côte. Personne [ne vint] les secourir, les gens qui les entendaient crier au secours [croyant] qu'il s'agissait des " noyés hurleurs du gouffre de Plougrescant ». La mer rejeta les corps un à un pendant un mois et le seul survivant agonisa plusieurs semaines avant de trépasser à son tour. Tous furent enterrés dans le fond du petit cimetière de Tréguier. Seul survivant, Léon Marillier fut découvert à l'aube, hagard, répétant avoir vu « toutes les étoiles s'allumer dans le ciel et toutes les lumières s'éteindre dans les maisons ». Il ne se remit jamais. Son agonie dura plusieurs semaines, scandée par un terrible « j'aurais dû insister ». Il se sentait responsable et refusa de se soigner. Il mourut le 13 octobre.
Plougrescant nichée « au cœur du pays du Trégor-Goëlo, entre l'île de Bréhat et la côte de granit rose » reste bien entendu, dixit la mairie, « un lieu de séjour idéal pour des vacances en famille ou entre amis ».

actuellement en rayon à la villa browna//
L
e Braz, Anatole. La Légende de la mort chez les Breton armoricains avec des notes sur les croyances analogues chez les autres peuples celtiques / par Georges Dottin.
Paris, Honoré Champion, 1945.
2 volumes in-8, demi-chagrin rouge à coins, plats ornés, dos à nerfs ornés de caissons, couvertures et dos conservés. La mort, l'Ankou, les relations entre les vivants et les morts sont détaillées. Les ajouts de Georges Dottin, (1863-1928) linguiste et spécialiste des langues et littératures celtiques ajoute beaucoup à l'intérêt déjà grand de l'étude.
Biblio//
www.plougrescant.fr
Joseph Jigourel "Anatole Le Braz sa vie, son oeuvre" aux Editions Liv'Editions. 1996.

lundi 1 février 2010

Dandy!

« À l'incroyable, au merveilleux, à l'élégant, ces trois héritiers des petits-maîtres, ont succédé le dandy, puis le lion ». [Honoré de Balzac]
« Enfin, j'aimais ma mère pour son élégance. J'étais donc un dandy précoce. » [ Charles Baudelaire, in Journaux intimes (1887)]

Cham Miroir du dandy
Paris, Aubert, 1842. In-16 broché, couverture illustrée.
Avant d’être enrôlé dans le Charivari de Philipon, Le jeune Cham (1818-1879) publie chez Aubert, beau-frère du précédent et surtout mari de sa sœur « l'intelligente madame Aubert ». Ils sont à la tête « d’une véritable usine de caricatures d'où sortaient, chaque matin, des milliers de lithographies, d'albums comiques, d'almanachs, de croquis fantaisistes ou mordants signés des caricaturistes déjà célèbres ou de ceux dans lesquels il devinait, comme chez Cham, de véritables aptitudes pour la littérature comique. »
Ainsi dans les années 1840 il contribue à la gloire de la série des Miroirs, petits volumes thématiques de 27 feuillets de caricatures assassines, dont fait partie le succulent Miroir du Dandy. Par la suite, dès 1843, Cham deviendra un des chantres du Charivari et de l’Illustration. « L'entreprise ne laissait [pourtant] pas que d'être ardue, car à l’heure où le fils du comte de Noé allait prendre place dans le bataillon des dessinateurs satiriques, la caricature politique, sociale, ou simplement fantaisiste, comptait des interprètes d'un talent incontesté, et dont les œuvres s'imposaient à l'attention des hommes intelligents, sinon de la foule. Daumier, Gavarni, Henri Monnier, Granville, Traviès et bien d'autres, enrôlés sous la bannière de Philipon, multipliaient leurs dessins frondeurs et satiriques, leurs charges élégantes ou moqueuses, leurs lithographies mordantes ou ironiques. »
In Félix Ribeyre Cham sa vie, son œuvre Paris, E. Plon, 1884.
actuellement en rayon à la villa browna

J.-A. Barbey d'Aurevilly, Oeuvres. Du dandysme et de George Brummel. Memoranda.
Paris, Lemerre, s.d.
Petit in-12, broché. Faux-titre, frontispice, titre, 273 pp., table, [4] pp.
Troisième édition de Du dandysme et édition originale pour Un Dandy d'avant les Dandys, ainsi nommé le duc de Lauzun (1633-1723). Portrait gravé sur cuivre de Brummel par Martinez. A travers cette étude, Barbey milite pour que Brummel (1778-1840) «souverain futile d’un monde futile […ait] son droit divin et sa raison d’être comme les autres rois»
actuellement en rayon à la villa browna

Guillaume Virantin, un bibliophile // Les aventures d’un Rouletabille bibliophile.


Une fois n’est pas coutume : ce n’est pas moi qui suis allée vers le collectionneur du mois, mais c’est lui qui est venu à moi. Nous nous sommes retrouvés un après-midi dans l’antichambre d’une librairie où il a ses aises et qui a la vertu supplémentaire d’avoir pignon sur rue à quelques encablures de deux des réalisations parisiennes de celui qui va nous occuper aujourd’hui : j’ai nommé Jules Lavirotte, le plus insaisissable des architectes Art Nouveau.
Guillaume Virantin, jeune homme tout en longueur, aux mains qui parlent, au teint pâle et au cheveu corbeau me considère de son regard de myope, visiblement amusé. Il se demande comment je vais me débrouiller avec cet article et ça a l’air de l’enchanter. Je sais bien que sa collection est constituée de points de suspension, d’interrogations et d’hypothèses et lui ai affirmé que c’est précisément cela que je cherche à décrypter : une collection improbable, un ensemble de petits riens, une bibliofolie dirait B. Galimard Flavigny. Si l’idée paraissait séduisante en comité de rédaction, au pied du mur, c’est un peu plus vaseux… Vaille que vaille ! J’ai confiance en mon interlocuteur : je l’ai déjà vu à l’œuvre. Ce garçon s’intéresse aussi à la bête du Gévaudan, aux livres à système, au cinéma surtout, qui l’occupe une bonne partie du temps.
Comme si de rien était, je commence l’interview. Guillaume Virantin ne se fait pas prier pour camper le personnage : Jules Marie Aimé Lavirotte (1864-1929), nait et reste lyonnais jusqu’à ce que sur une inspiration non documentée mais certainement amoureuse, il fasse l’école buissonnière. Il débarque à Paris où il reprend ses études jusqu’en 1894. Déjà à cette époque, une première fois, on perd sa trace. On dit qu’il voyage en Tunisie. De cette escapade, subsiste une lettre de sa main datée de 1905, adressée à Abel Bernard, député, où il affirme avoir construit l'église de Chaouat entre Djerdela et Tunis. Par le biais de ce courrier, il briguait une place de rapporteur au Comité des Bâtiments du Ministère des Cultes. (Delaire et David de Penanrun, Les architectes élèves de l'école des Beaux-Arts, Paris, 1907). Il semblerait cependant qu’il n’ait fait que participer au chantier intérieur de la chapelle.
Puis, Lavirotte réapparait et pose son empreinte sur de nombreux édifices à Paris et Evian, dans des établissements pour curistes, à Mâcon aussi. Cela fait pas mal de temps que G. Virantin s’intéresse au travail de ce chantre de l’Art Nouveau et qu’en adepte des livres, il cherche à se constituer un fonds documentaire et anecdotique le concernant. Mais comment établir une collection tangible sur un architecte qui passe son temps à se rendre insaisissable ? On accepterait de se faire une raison s’il s’agissait d’un architecte des siècles passés… Quoique ces derniers, souvent, écrivirent des traités illustrés ou firent l’objet de nombreux ouvrages. Pensons à Brunelleschi, Androuet du Cerceau, Vignole, Palladio…
Les lacunes sont d’autant plus frustrantes quand on les met en perspective avec les informations que l’on possède sur son lumineux contemporain, Hector Guimard (1867-1943). Guillaume Virantin m’énumère les sources disponibles. En bref, on peut citer les quelques ouvrages qu’il fait publier à sa propre gloire future mais surtout à sa grande publicité du moment. Citons ce grand album de planches oblong, Sur Le Castel Beranger, Œuvre d’Hector Guimard, (Paris, Librairie Rouam, [1898]). En juste retour des choses, son succès fut phénoménal de son vivant et aujourd’hui de nombreux auteurs s’intéressent à son œuvre. Des ventes aux enchères dispersent en les cataloguant, mobilier et objets de l’artiste ; les musées entretiennent la flamme, ainsi fait du Moma qui en 1970 lui consacra une exposition fleuve, Hector Guimard, (exhibition, Museum of Modern Art, New York, March 10-May 10, 1970) qui fit le tour des Etats-Unis avant de s’installer au Musée des arts décoratifs, en 1971. En 1978, Claude Frontisi consacrait sa thèse à la rédaction d’un catalogue raisonné, Les Architectures d'Hector Guimard, (Th. 3e cycle Hist. de l'art et archéologie Paris 4). Guillaume Virantin, vante surtout les travaux de Georges Vigne, qu’il a fini par avoir le bonheur de rencontrer et qu’il accompagne parfois dans ses promenades urbaines. S’il l’encense de la sorte, c’est peut-être en partie parce que, depuis la fin des années 80 ce conservateur du patrimoine prêche la bonne parole et n’a pas renoncé à publier sur Jules Lavirotte. Son article mentionnant l’architecte dans le catalogue Guimard de l’exposition du musée d’Orsay est des plus d’ailleurs pénétrant, (Paris, RMN, 1992).
Je piaffe sur mon tabouret. De la matière ! Il me faut de la matière ! Alors, G. Virantin extrait de sa besace une pochette qui renferme une liasse cartes postales du début du XXe siècle montrant quelques réalisations de Lavirotte. J’insiste. Il doit bien avoir quelques plans et projets imprimés, comme c’est l’usage pour tout architecte qui se respecte. Il doit y avoir un dossier le concernant dans le Fonds de la SADG (Société des Architectes Diplômés par le Gouvernement) puisque celui-ci regroupe entre autres les réalisations des architectes diplômés du gouvernement, nés avant 1900. Un affreux doute m’étreint. Il faisait bien partie de la SADG, Lavirotte, n’est-ce-pas ? Guillaume Virantin éclate de rire : « Mais oui ! Seulement il faut vous dire… ». Aïe ! Encore un os ! Bizarrement, Lavirotte n’a demandé son admission que bien tardivement, précisément le 16 novembre 1907. Le plus étrange dans cette histoire c’est que le projet avec lequel il veut entrer à la société est celui d’un hôtel particulier, qui existait depuis…1899. Aurait-il été un poil cossard, notre bonhomme ? Ou avait-il le syndrome du coucou qui se dégotte toujours de douillets emplacements déjà existants ?
« Vous ne croyez pas si bien dire ! » me lance-t-il. « C’est exactement ainsi qu’il opéra sur le chantier du 151, avenue de Grenelle ». Aux archives de Paris, existe un dossier indiquant comme commanditaire un certain F.J. Polaillon et donnant pour maitre d’œuvre l’architecte Cugnière. Or, il semble qu’une hécatombe digne des malédictions pharaoniques toucha les deux messieurs … Ce qui permit à Lavirotte, présent pour des petits travaux sur le chantier, d’emmener le projet jusqu’à sa fin. Mais - il fallait s’y attendre- seule la porte, munie de lézards « Lavirotte » trahit sa présence. De la même manière, faisant feu de tout bois, il se servit pour l’érection de la poste de la ville de Mâcon des plans qu’il avait imaginés pour la poste… d’Alger ! Le bâtiment officiel du coup a un petit côté mauresque et on peut voir que les ornements primitifs de régimes de dattes ont été transformés, Bourgogne oblige, en grappes de raisins… Comme tout bon paresseux, Lavirotte se dévoile parfaitement ingénieux. Le chantier fait sensation dans la ville. On en diffuse des cartes postales, on prévoit une inauguration en grande pompe. Enfin ! Je tiens de la matière bibliophile. Le sourire muet de Guillaume Virantin et ses mains qui se sont mises au repos me font craindre le pire… L’inauguration était prévue en août…1914 et fut donc ajournée, pour ne pas dire simplement enterrée. Restent quelques cartes postales que me tend mon collectionneur.
Dans un autre paquet d’images se trouvent également quelques-unes de ses constructions figurant dans la série de l’Art dans la rue . Certaines ont fait suite au concours des façades de la ville de Paris dont Lavirotte sortit trois fois lauréat. Ce concours créé à la fin du XIXe siècle, qui subsista jusqu’à la fin des années 1940, donnait droit au remboursement de la moitié des droits de voieries et - plus intéressant pour un bibliophile de l’impossible - il occasionnait l’édition de cartes postales des édifices primés.
S’échappent aussi des dossiers de Guillaume Virantin, quelques coupures de presse, et des encarts publicitaires. Il les manipule puis soudain les laisse en plan et m’entraine au dehors. « Je ne peux pas vous parler de Lavirotte sans vous le présenter » me jette-t-il dans un souffle. Nous allons donc au pas de course nous incliner devant le 29 avenue Rapp puis nous nous rendons en pèlerinage au fond de l’impasse que constitue le square Rapp. Là, à gauche, dans l’ombre hivernale s’élève un de ses immeubles si caractéristiques. Mon conférencier d’un jour m’explique que l’architecte après l’avoir construit, y installa son minuscule cabinet d’architecte. Il me conte par le menu la genèse du projet. J’apprends aussi que Guillaume Hanoteau dans Ces nuits qui ont fait Paris, loge, en 1908, une de ses héroïnes dans un appartement du square Rapp. Un de ses amis lance « Ah ! Mes amis ! Attendez-vous à un choc. Irène a été choisir la maison la plus laide de Paris ». […] Au fond de l’impasse l’immeuble d’Irène est en effet le plus hideux que l’on ait construit à Paris. Et encore ce verbe « construire » est-il impropre. Il évoque un ordre, des plans, un souci d’esthétique qu’ignore le 3 du square Rapp. C’est un empilement à l’état brut. Cela commence par un château-grotte de nains d’Hoffmann, cela se poursuit par des balcons à la Néron et cela s’achève par des tourelles enfantées par un Moyen-Age de démence ». Ainsi donc l’architecte ne laissait pas froid ses contemporains ! Beaucoup crièrent aux loups, certains s’enthousiasmèrent, à l’exemple de Max Dearly (1874-1943) le fantaisiste, inspirateur de Max Linder et autre Charlie Chaplin qui s’installa aux dires d’Hanoteau dans l’immeuble du 29, avenue Rapp.
Prenant le contrepied de toutes ces amusantes anecdotes qu’il vient de me distiller, Guillaume Virantin tente d’amorcer des éléments de réponse au mystère Lavirotte. Comment en effet, expliquer que l’on ait tant de mal à suivre sa trace. Certes, nous l’avons vu, être actif en même temps que le flamboyant Guimard n’est pas une panacée. De surcroît, de Lavirotte, on ne connait que quelques aquarelles de jeunesse, ainsi qu’un porte-parapluie et plusieurs moulages d’étude pour un porche destinés à des essais de couleurs. Un exemplaire est apparu à l’automne dernier à la Biennale des antiquaires de 2006 sur le stand de la galerie Patrice Bellanger.
Pourtant, insiste G. Virantin, Lavirotte connut un véritable succès de son vivant. La presse lui consacra de nombreux articles ; Emile Rivolaen ((1843-1912), architecte et directeur de la revue pratique l'Architecture usuelle qui se payait le luxe d’éditer des planches en couleurs, lui consacra une monographie dans Maisons modernes de rapport et de commerce. Monographies complètes (ensemble et détail) publiées d' après les plans, devis et règlements communiqués par les architectes... (Paris, Fanchon, s.d.). Aujourd’hui à quelques exceptions près, l’héritage de cet architecte est noyé dans les ouvrages généraux sur l’Art Nouveau.
Ce sont bel et bien ses immeubles et maisons qui restent ses plus fidèles ambassadeurs. Voyez le numéro 29 de l’avenue Rapp, coincé entre deux façades classiques, édifié en 1901. Il mérite bien l’intérêt qu’il suscite toujours aujourd’hui. Nous en prenons pour preuve, le cartel de la ville de Paris fiché dans le trottoir et les grappes de touristes interloqués qui le scrutent. S’ils sont choqués c’est, certes pour la prouesse technique mais comme le résume Guillaume Virantin sur une page de son site Fragance 1900 parce qu’en observant « l'immeuble du square Rapp malgré un pompiérisme ornemental frappant, on ne peut s'empêcher de penser que les délires décoratifs de Lavirotte sont tout sauf plaisants. Ils semblent davantage traduire une espèce d'effroi, voire de dégoût fasciné devant l'anatomie sexuelle et les voies naturelles du corps humain ».
Aussi, Le Céramic hôtel sis au 34, avenue de Wagram, édifié en 1904, offre une façade animée de décorations végétales en grès, matériau que Lavirotte affectionnait tant. Pourtant, ici, ces motifs typiques soulignent des enchevêtrements presque géométriques. Se perçoivent déjà des jeux de volume dont seront friands les architectures modernes. N’a-t-on pas ici une des clés de l’éclipse de Lavirotte ? Au contraire de Guimard, il semble avoir toujours suivi les mouvements de son esprit–girouette et s’être progressivement désengagé de la mouvance de l’Art Nouveau. Guillaume Virantin, toujours sur son excellent site résume parfaitement cet état de fait : « il a abandonné l'Art Nouveau dès 1907, alors que les pasticheurs grossiers trahissaient le mouvement qu'ils prétendaient imiter. Un virage certes opportuniste, mais qui aura eu le mérite d'éviter l'essoufflement d'un créateur hors-normes et très déconcertant ». Ainsi, ne pouvant pas être facilement cataloguée, l’étude de son œuvre aurait été laissée de côté.
Bien que Guillaume Virantin ait inlassablement scandé « Je mesure mon ignorance à mesure que j’avance », je ne peux pas m’empêcher de voir en lui un Rouletabille de bibliophilie. Opiniâtre, extravagant, enthousiaste, le jeune homme a de la ressource. Son engouement est tellement communicatif qu’on veut à tout prix participer à son enquête biblio-policière. Alors, quand il me révèle qu’il a découvert que Lavirotte est enterré au cimetière lyonnais de la Loyasse, et qu’il connait l’emplacement précis de sa tombe, je me surprends à penser qu’un ami journaliste doit justement aller dans le coin prochainement. Je n’en souffle pas un mot à G.Virantin mais charge mon espion occasionnel d’aller photographier la dalle. S’étant assuré des données auprès du bureau des concessions, il passera un long moment au lieu-dit… En vain ! Jusque dans la mort, Jules Lavirotte aura joué au passe-muraille. Un comble pour un maitre du bâtiment, mais un sacré coup de génie publicitaire à retardement ! On en redemande !

François de Bordas, bibliophile // Un bibliophile s’est jeté à l’eau.


Si François de Bordas était des Indes, on n’hésiterait pas à le comparer à Shiva, ce dieu à 4 bras que l’on voit sur certains hauts-reliefs terrasser l’ignorance, car cet homme-là court par monts et par vaux à la recherche du beau livre, de la connaissance, à la rencontre de ses amis peintres, écrivains ou…graveurs. C’est l’un d’entre eux, Albert Woda, qui nous réunit ce matin d’automne aux frondaisons d’un des seuls points de verdure du quartier le plus minéral de Paris. Le peintre Woda a exposé non seulement dans toute l’Europe mais également outre-Atlantique. Il a été, au titre d’illustrateur du livre, célébré dans des lieux-phare tel que la librairie-Galerie Matarasso, à Nice ; la galerie M. Broutta et les librairies A. Blaizot, Nicaise, Kieffer à Paris. Certes, il aurait été aisé de simplement franchir les portes de ces vénérables maisons et de brosser à leur lumière blanche et vive le portrait de l’artiste. Mais voilà. Albert Woda cultive ses amitiés à la manière-noire de ses gravures : confidentiellement. Il aurait donc été bien maladroit de m’y prendre de la sorte. Cependant le temps pressait puisque a médiathèque de Perpignan (15 rue Emile Zola. 66000 Perpignan. 04 68 66 30 22) s’apprêtAIT à lui rendre hommage du 25 octobre au 29 novembre 2008. C’était trop rageant de laisser passer un si magnifique prétexte de parler de son travail. C’est alors qu’entra en scène François de Bordas. L’homme en question, sorte de roseau marchant d’un pas long et droit, la main accorte offre à voir une crinière poivre et sel, des yeux pénétrants, la lèvre volubile et un appartement qui contredisent son allure de yogi. Il faut dire que l’entrée ressemble plus à une bibliothèque qu’à un vestibule. Il n’y a pas assez des rayonnages pour accueillir les ouvrages qui y sont destinés. Je n’ai que le temps d’y jeter un regard circulaire de myope : ce n’est visiblement pas là que Woda a trouvé asile. A vrai dire François de Bordas, qui doit se méfier de sa capacité à retrouver les livres qu’il range, a concocté au milieu du salon, une sélection d’ouvrages. Sur une table de bridge jupée d’un tissu marron flatteur aux livres, ont été déposés des emboitages de différentes tailles et de diverses couleurs. A droite de l’empilement, sur le canapé, captant la lumière des deux fenêtres qui lui font face, un tableau : un Ventre de Soledad, ses hanches, le creux rond de son nombril. Il fallut un an au bas mot pour lui trouver l’encadrement idéal. La toile quasi monochrome fait irrésistiblement penser aux plaques qu’utilisent les graveurs sur cuivre. Sensation que ma lecture postérieure du Carnet de peinture de Woda (Pézenas, eds Domens, 2008) confirmera. N’y lit-on pas que parfois, sur ses toiles, il pose « sur un fond de couche de Gesso, une couche d’encre taille-douce mélangée à de la térébenthine ». Ces correspondances font jubiler mon collectionneur qui possède à lui seul un exemplaire de tête des ventres de Soledad (Editions de l’eau, 2001, textes de S. Braganti et G. Lascault, 8 manières noires de l’artiste), un tirage à part des gravures, un dessin original et le tableau que je compare maintenant aux illustrations. On y retrouve un velouté particulier dont Woda est devenu le maître. Certes quelques autres graveurs contemporains s’y sont essayé avec brio comme Judith Rothchild ou Mikio Watanabe, mais il est question ici de bien plus que d’une simple maitrise technique. Si seulement on sait prendre le temps, comme François de Bordas, de laisser entrer son œil dans chacune des planches, si on permet à son esprit de les méditer, voilà qu’on sent que ce sont des copeaux entiers de l’âme de Woda qui s’y retrouvent. Bientôt, Je me sens parfaitement à l’aise. Et, tout en maniant à ma guise les livres qui sont sur la table, j’écoute avec plaisir le court et brillant exposé que me présente mon professeur particulier : la manière noire, technique ardue de gravure, fut tout d’abord expérimentée au cœur du XVIIème siècle en Allemagne ; elle s’épanouit par la suite en Hollande ; puis vers 1670, elle enthousiasma l’Angleterre, qui se l’appropria à tel point qu’on finit par la nommer parfois « manière anglaise ». Alors vinrent l’aquatinte, la lithographie et les procédés photomécaniques, qui plus rapides et systématiques détrônèrent petit à petit mais inéluctablement le lent procédé de la manière noire. Il faut dire que le temps nécessaire à la préparation de la plaque est sempiternel. Au moyen d’un berceau, il faut entièrement consteller de petits trous la plaque de cuivre; si, à ce stade on encrait et tirait la plaque, on obtiendrait un parfait monochrome. Il ne suffit pas en effet de bercer le métal pour obtenir une manière noire : il faut ensuite créer les gris et retrouver les plages de blanc. Dans ce but, le graveur utilise brunissoir et grattoir pour aplanir voire écraser les pics de cuivre. Les parties aplanies donneront les gris, les endroits écrasés sur lesquels l’encre ne trouvera pas refuge, les blancs. Lorsqu’il berce la plaque de cuivre, du sablier qui s’écoule, Woda se fiche comme d’une guigne. L’intimité qu’il est en train de créer entre le papier, le texte et le lecteur parait seule compter. C’est la magie de la manière noire. C’est sans doute ce qui fit que les sociétés de bibliophilie furent attirées par cette technique malaisée. En 1961, les Francs Bibliophiles, commandèrent à Mario Avati vingt-cinq manières noires pour illustrer le volume in-8 des Aphorismes de Brillat-Savarin. Dans un autre genre, c’est à Woda que la brillante société féminine des Cent Une demanda d’illustrer de 7 pointes sèches et de manières noires Les anges. L'enfer de Patrice De La Tour Du Pin (1993). Deux ans plus tard, en 1995, pour un texte de Jacques Lacarrière, Erèbe/Ebène, le peintre-graveur donne cinq autres manières noires. Mais le contexte ici est tout autre : pour la conception de ce volume qu’abrite un épais emboitage noir, Woda est seul maitre à bord. Car c’est aux éditions de l’eau que ce texte parait. Je le parcours distraitement car le ton avec lequel François de Bordas m’a dit tout cela parait trop amusé pour être honnête. « Eh bien quoi! Vous n’êtes pas polyglotte? Woda veut dire eau en langue polonaise ». Il ne faut en effet pas s’imaginer notre maniériste aussi obscur que ses estampes. C’est un reclus volontaire qui aime les pichenettes du sort et les usures du temps au point de travailler sur une petite presse qui fut parachutée par les alliés dans le ciel de France pendant la seconde guerre mondiale et qui servit à l’édition de tracts clandestins. L’anecdote réjouit mon hôte qui connait trop bien le gaillard dont il collectionne les exemplaires de tête pour n’y voir que bravade historique : toujours dans son « carnet de peinture » Woda décrit la « presse [qui] est un outil dont la force est extrême. C’est l’équivalent du four pour le céramiste, de la scène pour le musicien, de la fusée pour le cosmonaute. Sans ce passage par cette force surhumaine, la gravure n’existerait pas. La force d’une gravure, c’est qu’elle conserve en elle la puissance de la presse ». La puissance de la presse, Woda la transforme en présence réelle. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir les eaux-fortes qui illustrent La vie de ton visage (Editions de l’eau, texte et 4 gravures, 1999). Les courbes du corps et de la chevelure de son modèle irradient les pages. A l’autre bout du salon, l’apparition d’une jeune elfe ébouriffée de 20 ans, aux yeux gorgés de sommeil, interrompt le discours tout amical qui m’est tenu sans discontinuer : « Je vous présente ma fille ainée ». Dans un sourire, la jeune fille s’éclipse par une autre porte. Cet intermède charmant m’a permis de me saisir de Simples histoires de feu (Editions de l’eau, texte de Sophie Braganti, 1994). Les six manière-noires présentent des montagnes hérissées de quelques arbres. Pour Woda, qui « [peint] les arbres quand [il n’a] pas de femme, ni devant, ni au-dessus, ni au-dessous, ni derrière [lui] », ce choix ne doit pas être pris à la légère. François de Bordas part dans des interprétations diverses et toutes aussi séduisantes, sans jamais en retenir aucune. C’est que nous causons d’une bibliophilie en marche. On ne glose pas de la même façon sur des textes illustrés il y a belle lurette que sur une œuvre sur papier en devenir. Le bibliophile n’est pas en mesure d’extrapoler puisque le graveur est toujours en train de créer. Et cette retenue rend la bibliophilie contemporaine émouvante et désirable. On a la sensation d’avoir, non son mot à dire, mais son regard à exercer : La contemporanéité appelle l’honnêteté dont on sait qu’elle est parfois – comme ici précisément - la chrysalide de belles amitiés. Aujourd’hui, j’ai la rare possibilité de scruter ex vivo la complicité qui unit un illustrateur du livre à son collectionneur. Ce qui les lie originellement c’est le support papier : François de Bordas me fait remarquer à plusieurs reprises les papiers choisis par Woda. Celui-ci, quelque part dans son Carnet note que « les papiers blancs sont sans pitié ; les très lisses sont de vrais sauvages, les très épais, des traîtres, car ils font croire qu’on peut s’y enfoncer, mais c’est faux ». Depuis quelques instants, mon hôte entrecoupe notre conversation de sauts de puce aux rayonnages de ses bibliothèques, celles du salon, de l’entrée, du couloir. Il cherche son exemplaire de Tes seins sont des grenades qui s’est visiblement carapaté. Or il tient à me montrer que son peintre-graveur d’ami est plus polymorphe encore que ce que j’en ai vu. Il s’acharne à parcourir les rayonnages. Mais c’est pourtant moi, tranquillement assise, qui vais mettre la main sur le volume capricieux en arrivant en bas de la dernière pile de la table ! François de Bordas esquisse un large mouvement de bras et retient mal un rire charmant mais moqueur ! Est-il atteint du syndrome du bibliophile transi ? C’est surtout, je crois, une autre manifestation de l’enthousiasme communicatif de François de Bordas. Dans Tes seins sont des grenades, on est bien loin des manières noires, ces sortes de « mousses de cuivre » qu’aime tant Woda. Il s’agit plutôt ici de montrer – ni plus ni moins - que le Cantique des Cantiques est surtout et avant tout un sensuel poème d’amour. Les mots de Lalou frappent aussi fort que les manières de crayon de Woda. Et je me dis que nous n’avons pas eu le temps vraiment de parler de ce qui sous-tend l’existence même des illustrations des livres, j’ai nommé le texte. Quand on lit la bibliographie du peintre-graveur, cela saute pourtant aux yeux : l’écrivain est roi au royaume de Woda. A lui seul, le Stabat mater de l’indispensable Salah Stétié, qu’accompagnent dessins, peintures et gravures de l’illustrateur (Editions Alternatives, 2005) pourrait en être le manifeste. Petit à petit, je soupçonne François de Bordas de ne pas tout me dire de son amour du livre illustré… Avant qu’il ne nous mette tous les deux à la porte pour aller arpenter les allées de la Biennale des antiquaires au Grand Palais, il ne m’aura fait qu’un seul aveu : celui d’avoir monté les éditions d’Héloïse qui publient depuis quelques années textes et dessins mettant en scène coqs et poules, teckels et Jack Russell et surtout chevaux de polo, attelés ou en totale liberté. D’ici que j’apprenne que ce luron bibliophile construise une arche en cachette…