jeudi 27 octobre 2011

Et Kupka créa Gina Lollobrigida

JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS COMME DES LAVEMENTS.
(C’est dommage : il est même question de Gina Lollobrigida dans la suite du texte...)

33 ans, l’âge du Christ mort et ressuscité. 33 ans, l’âge de Frantisek Kupka en 1904, année de sa rencontre avec Eugénie Straub, sa future femme ; année encore de sa première approche du Cantique des cantiques.
Progressivement dès 1909 Kupka s’éloignera de la ligne figurative pour aboutir aux compositions abstraites qui sont représentatives de son œuvre. Pourtant de 1904 à 1931, inlassablement il va rester fidèle à la courbe féminine en retravaillant et repensant ce texte sacré. C’est un peu comme si ce premier travail d’artiste du livre, cristallisé par sa rencontre amoureuse, voulait prouver au monde que « quand on aime on a toujours 20 ans » et que cet amour rend immuable ce qui l’entourait alors. Or, en ce début de XXème s., Kupka est encore sous emprise viennoise et on voit ici et là des lignes à la Klimt, des cheveux à la Mucha.
Les marges aérées du papier très blanc laissent courir autour d’elles une large guirlande florale monochrome, rose, bleue, verte ou grisée qui diffuserait presque un parfum capiteux et oriental, juste accompagnement de la lecture ce texte sensuel et sacré revisité par un Kupka inspiré. 

LE LIVRE  Cantique des Cantiques qui est Sur Salomon.  Traduit littéralement et remis à la scène par Jean de Bonnefon. A été joué pour la première fois à Paris le 22 mai 1905.
Paris, Librairie Universelle, s.d. (1905).
In-folio broché sous couverture illustrée d’une illustration noire et ors. Dos fragile, couverture légèrement brunie.
82 pp., table. Certains des ornements ont imprégné d’une auréole la page qui les précède. 
Rare premier tirage de la première série d'illustrations de Kupka pour le Cantique. Exemplaire numéroté sur Hollande.  Couverture en deux tons, cinq illustrations à pleine page et une à mi-page en noir. Guirlande florale monochrome en encadrement de chaque page.

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS ( mais qui le prennent ).

Or, il n’y a pas que sur Kupka que le Cantique des Cantiques ait fonctionné. On pourrait même finir par croire que ce texte agit mieux qu’un philtre d’amour  sur les artistes qui l’approchent.  Envouté Chagall, envoutés Matisse, Edy-Legrand, Lobel-Riche et Woda. Ce livre tiré de la Bible va tenir au corps František Kupka (1871-1957) près de 25 ans, jusqu’en 1931 quand les éditions Piazza soutenues par Jindrich Walde, génial inventeur tchèque du bouton pression et de l’épingle à nourrice lui permettront de publier la quintessence de ses recherches.
Si durant cette longue période, il griffonne, esquisse et aquarelle le Cantique, Kupka prend également le temps de se documenter pour alimenter son imaginaire. On découvre au fil des six illustrations un environnement oriental plus proche de l’Assyrie que de la terre promise. Outre les guirlandes luxuriantes qui encadrent chaque page, un roi les cheveux frisés qui tombent sur les épaules et la barbe longue taillée au carré de certaine illustration permet du premier coup d’œil de reconnaître l’antique mode assyrienne. La forme et le drapé de la robe du monarque s’y réfèrent également et le tissu imprimé de lions en majesté mais dociles appuie cet emprunt. Le lion, symbole de la nature sauvage est en ce temps l’image favorite de la force et de la prédominance des civilisations mésopotamiennes qui le matent et l’emploient.  




 



Kupka, attiré par les découvertes archéologiques reste néanmoins les deux pieds dans son époque. On a déjà évoqué pour les lecteurs pressés, les références à la sécession viennoise, à Klimt, à Mucha. Il ne faut pas non plus négliger l’influence que Gustave Moreau a pu avoir sur sa réflexion esthétique : à confronter sa Sulamite rencontrant Salomon à l’aquarelle de Moreau intitulée Apparition (1876) on ne peut d’ailleurs qu’en crever d’envie : si jambes et bras de Salomé sont tendus alors que ceux de l’Aimée se replient, ils participent pourtant les uns et les autres à un mouvement de torsion vers l’avant qui amorce le mouvement de recul des deux jeunes femmes. Leurs corps se dérobent et leurs regards se soustraient dans une inclinaison de visage qui leur permet d’échapper à la tête en gloire de Jean-Baptiste pour l’une et au roi Salomon pour l’autre. 
Enfin, bien que la directrice du Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris, Laurence Sigal, affirme dans une interview qu’ « il est clair que Kupka a eu une approche absolument pas religieuse de ce texte, mais une approche que l'on ferait d'un poème amoureux et sensuel », il faut noter qu’une dimension sacrée subsiste bel et bien dans le travail de Kupka. Elle ne réside pas tant dans la présence d’un chandelier à sept branches sur une des illustrations que dans le traité d’une lumière filtrée par des vitraux. Dans trois des gravures en effet, le vitrail joue un rôle capital. Ils se multiplient dans l’une, hommage aux rosaces multiples de la cathédrale de Chartres ; dans une autre, il annonce les compositions contemporaines de vitraux, du géométrisme de la chapelle de Ronchamp réalisées par Le Corbusier au milieu des années 1950 à la répétition linéaire de Soulages pour l’abbaye de Conques (1987-1994).


















Je sens que vous trouvez tout ça un peu trop sérieux. Préféreriez-vous imaginer que la Sulamite de Kupka a pu inspirer l’Esmeralda de Jean Delannoy. Qu’à cela ne tienne et je vous fais juges ! Qu’en pensez-vous madame Lollobrigida ?  © texte et photos villa browna // Valentine del Moral

lundi 19 septembre 2011

Une aquarelle originale de Robida, cerise sur les contes drolatiques de Balzac

Robida. Aquarelle originale pour les Contes drolatiques
Balzac se prit un bide sidéral avec ses Contes drolatiques qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne firent pas rigoler ses contemporains. Pourtant il avait mis le paquet dans cette entreprise qui dans son esprit, aurait du comporter dix dixains de dix contes - un décaméron en quelque sorte - mais qui se solda par la seule parution de trois dixains en 1832, 1833 et 1837. Il avait présenté son projet par une charmante formule adressée en 1834 à la non moins charmante mais potelée madame Hanska : « Sur les bases de ce palais [que sera la Comédie humaine], moi  enfant et rieur, j'aurai tracé l'immense arabesque des Cents Contes drolatiques ».

Il eut beau se mettre sous la gaillarde protection de Rabelais et à la mode du roman historique dont Walter Scott était prophète et pape, rien n’y fit. Ce fut un « succès négatif ! » dit Werdet, l’éditeur-créancier de Balzac, résumant par cette exclamation lapidaire l’avalanche des réactions et critiques qui fusèrent à la publication des dixains. Plus de vingt ans s’écoulèrent avant qu’un certain monsieur Caro, en 1859, passant outre la mauvaise première impression, se sentit« tenté de comparer le cerveau de Balzac à une vaste auberge où se rencontrent les hôtes les plus disparates. Là seulement peuvent s'attabler ensemble Rabelais et Swedenborg, Pantagruel et saint Martin:
Doré. Contes drolatique de Balza
et si la salle est obscure, si le cerveau est mal éclairé, ne vous en étonnez pas trop. Il est rempli des fumées d'une double ivresse, l'ivresse de la dive bouteille, versée à flots par Pantagruel, et l'ivresse de l'azur mystique dont Swedenborg sature ses tristes convives ». Le retour en grâce vint aussi de Barbey d’Aurevilly qui n’hésita pas à écrire en 1860 que « Balzac eut l'incroyable puissance de se planter sur les épaules la tête de Babelais, et même d'un Rabelais supérieur à Rabelais de toute la force de l'idéalité et du pathétique, que l'auteur du Pantagruel n'avait pas! ».
Il n’en restait pas moins que la grivoiserie persistante des sujets, la crudité des propos, le parti-pris d’écrire dans un français pseudo-médiéval fantaisiste avaient freiné la bienveillance des lecteurs habituels de Balzac.

Et  c’est peu d’affirmer que rarement travail d’illustrateur n’eut plus d’importance dans la redécouverte d’un texte littéraire que ceux de Doré et Robida dans la renaissance des Contes drolatiques.
Robida. Contes drolatiques de Balzac
Mais ils y mirent le temps. Honoré cassait sa pipe en 1850 et ce ne fut qu’en 1855 que Gustave Doré entreprit de mettre sa plume au service des contes mal aimés. Le résultat est bouillonnant et truculent. Il est dans la lignée de l’œuvre des sculpteurs du Moyen-âge qui surent au fil des tympans, linteaux et chapiteaux expliquer la Bible aux fidèles qui maniaient mieux la binette que la plume d’oie. Or, Gustave avait un suiveur de qualité dans la personne d’ Albert Robida. Il se trouvait si bien sous l’ombre Dorée qu’il décida quelque temps plus tard de se mesurer non seulement à son maitre mais aussi à Honoré si plein, si entier que Rodin avait voulu le sculpter dans sa nudité créatrice avant d’être expressément obligé de  voiler d’une robe de chambre fatiguée l’écrivain en gloire. 

Il faut dire que dans le club très privé des bourreaux de travail, Balzac et Robida figurent en bonne place. A la Comédie humaine de l’un répondent les 60 livres écrits, 200 livres illustrés, la participation active à environ 70 revues de presse et les près de 60 000 dessins de l’autre. Cela dit – pour ceux qui auraient des velléités de comparer leurs productions à la sienne, avant qu’ils ne se mettent la tête dans les mains et le canon sur la tempe,  je tiens à rappeler qu’il n’avait ni téléphone portable, ni ordinateur, ni iPad, ni réunions parents-professeurs, ni jolies jambes de jeunes fille à reluquer puisqu’elles portaient long les jupes et qu’il était myope comme une taupe. De surcroit, il avait à nourrir une famille très nombreuse dont il fuyait les bavardages et les chahuts en s’isolant pour travailler. 
Paradoxalement attiré par le roman d’anticipation et par les récits médiévaux, il sut ménager la chèvre, comme nous le montrent La vie électrique ou le Voyage de fiançailles au XXe siècle, et le chou en réitérant en 1884 l’exploit de Gustave Doré  (1872) d’illustrer avec brio l’œuvre de Rabelais. C’est donc tout
Robida. Cocquesigrues drolatiques
naturellement qu’il se frotta à l’interprétation pullulante et noire que fit Doré des Contes drolatiques. Il en donna une lecture plus aérienne bien qu’aussi fourmillante. Il dessina moins de faces grimaçantes que son ainé, mais plus de visages lisses de jeunes femmes polissonnes. II répondit à l’outrance du texte par des foules agglutinées, des chevaux élégants contrebalançant la balourdise des hommes et des bestioles échappées des tableaux de Jérôme Bosch.

Comme la cerise sur le gâteau basque, l’exemplaire que nous présentons contient une aquarelle originale de Robida, composition non retenue pour le conte intitulé La mye du roi. Sur celle-ci, on voit une très jolie jeune femme défendre sa vertu à l’aide d’un poignard que le roi lui a donné. Celui qu’elle repousse n’est autre que son mari au soir de sa nuit de noces. L’époux  échaudé, s’arrache par poignées entières les cheveux qu’il a visiblement déjà commencé à perdre. C’est malicieux de la part de Robida. En effet, la nouvelle de Balzac s’achève sur une touffe arrachée par le mari trompé à la toison de celle qu’il croit être son ingrate mais légitime épouse. Elle s’avère n’être que celle sa chambrière (très au fait de la chose la chambrière, entre nous soi dit), mais brune alors que sa maitresse est blonde. Le pauvre bougre s’en apercevant est éconduit par la fidèle soubrette en ces termes: « — Mais, fist-elle d'un air de mespris, ne scavez-vous poinct, vous qui scavez tout, que ce qui est desplanté meurt et se descolore... ! ».
© texte et photos villa browna // Valentine del Moral
 
ACTUELLEMENT EN VENTE, LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE :

Albert Robida
[AQUARELLE ORIGINALE], [Robida], Balzac, Honoré de‎. ‎Les contes drôlatiques colligez ez abbayes de Touraine […]
Paris, Tallandier, s.d., (1927-1929).
3 vols in-4 brochés sous chemise et étui, dos ornés rouge et or, couvertures ornées. (6) ,IV, 262 pp. /  (6), VI, 252 pp. / (6), VIII, 252, (2) pp.
Exemplaire enrichi d’une belle et fraiche aquarelle de Robida illustrant le conte La mye du roi, celle-ci ne figurant pas dans les illustrations retenues. Ouvrage illustré de 600 dessins de A. Robida in texte en noir et pleine page en noir et en couleurs.Un clic pour acheter ou se renseigner






Gustave Doré
[Doré], Balzac, Honoré de‎. ‎Les contes drôlatiques colligez ez abbayes de Touraine […]
‎Paris, Garnier Frères, s.d.  (deuxième moitié du XIXème s.)
Fort in-8, reliure d'époque, Reliure d'époque, demi chagrin rouge, dos à nerfs, reliure signée V. Krafft. XXXI-614, (2) pp.
425 illustrations de Gustave Doré. Un clic pour acheter ou se renseigner

BIBLIOGRAPHIE :

E. Caro in la Revue Européenne, 1ère année, 1859. 
J. Barbey d'Aurevilly Les romanciers Paris,Amyot, 1860.

mardi 28 juin 2011

« Je ne déforme, ni n’invente, je suis un miroir ; je réfracte ! » du Audiard? Non! Du Forain.

Forain et Caran d'Ache par Sem
Jean-Louis Forain (1852-1931) traina ses guêtres rue Campagne-Première qui abrita ses roupillons et ses beuveries partagés avec Arthur Rimbaud, au café Guerbois des Batignolles, Q.G. de Manet et des impressionnistes, à Médan alors encerclé par Zola, Maupassant et Huysmans, dans la cave d’Ambroise Vollard, les coulisses de l’Opéra, sur les pelouses des champs de courses sur lesquelles il fut surpris par Sem, discutant crayon et chiffon avec Caran d’Ache, dans les tranchées boueuses de 14-18 et les boudoirs  capiteux de la jet-set d’après-guerre. A chaque fois, il garda ses quinquets grand’ouverts et imprima sur ses rétines les exactes images de l’air du temps.
« Je ne déforme, ni n’invente, je suis un miroir ; je réfracte ! » clamait-il. On aurait dit du Audiard avant l’heure. Or, c’était pourtant là, l’exacte vérité. On a pu s’en apercevoir lors de la rétrospective que le Petit Palais vient de lui consacrer et qui a permis d’envisager cet artiste sous le jour de son siècle. Passe-partout, il croqua les petits rats de l’opéra à la manière de son grand ami Degas à qui il chipa pastels et contrechamps ; il fut intronisé benjamin des impressionnistes avec lesquels il exposa quatre fois entre 1879 et 1886 ; il succomba comme Vuillard aux appâts de la peinture mondaine qui lui fit exécuter le portrait d’Anna de Noailles, « la seule ombre qu'en mourant (elle aurait voulu) laisser sur le mur de l'univers ».
Il fut surtout le fils naturel de la Littérature et de la Peinture qui en cette seconde partie du XIXème siècle filaient le parfait amour, liant la plume au pinceau et l’œil au verbe. Surnommé Gavroche en 1872 par Verlaine et Rimbaud alors que les Misérables parus en 1862 ne faisaient pas encore figure de monument national, il sera divinement comparé en 1914 par Apollinaire : « aucun homme sinon Molière ne sut s'élever comme Forain à ce sublime comique qui ne va pas sans amertume ». Mais c’est la grande amitié qu’il le lia à J.-K. Huysmans (1848-1907) qui illustre encore le mieux ce voyage de noces de l’encre et de l’huile. Il vanta et lança le jeune Forain, lui fit illustrer en duo avec Raffaëlli en 1880 ses Croquis parisiens, accrocha ses dessins de petites femmes nues aux murs qu’il remplaça plus tard par des images chastes et pieuses et continua sa vie durant à le recevoir à diner le dimanche soir avec d’autres intimes. C’est à cette table que l’abbé Mugnier ne put s’empêcher de s’exclamer : «  [Forain ?] On a dû le baptiser au vinaigre !» Ses bons mots cinglaient en effet autant que ses caricatures qui savaient aller là où cela faisait mal, en d’autres mots, à l’essentiel. L’immédiateté de lecture de ses dessins cachait farouchement l’observation continuelle, l’analyse poussée, le travail parachevé du dessinateur. Interrogé sur le temps passé pour exécuter un dessin apparemment troussé sur un coin table, il répondit par une pirouette évocatrice: « Cinquante ans !»
Forain :: Comédie parisienne

Si l’exposition du petit Palais n’est plus visitable, actuellement en villégiature à la Dixon gallery de Memphis aux Etats-Unis, nous pouvons nous consoler en nous mettant sous la dent ses dessins de presse réunis en recueils. Sa Comédie parisienne réduite en 1892 par les éditions Charpentier à 250 dessins remplit parfaitement son dessein de « conter la vie de tous les jours, montrer le ridicule de certaines douleurs, la tristesse de bien des joies. » On y passe derrière le rideau de l’Opéra, on collectionne les lits défaits, les amateurs de grisettes, on oppose le gris bourgeois au rose petit peuple, on se moque gentiment de Zola, on sourit sonore. Seul le sexe faible semble se tirer de toutes les situations, même les plus scabreuses ou médiocres. J.-K. Huysmans, dans Certains en 1889 résumait le phénomène par cette formule : « M. Forain a voulu faire ce que Guys révélé par Baudelaire, avait fait pour son époque, peindre la femme où qu'elle s'affirme ». Dans Doux pays, Forain réussit l’exploit posthume de nous intéresser aux présidences de Carnot, Casimir Perier et Félix Faure, en pointant les mauvaises
Forain :: Doux pays
manières politiques, encore en vigueur aujourd’hui, en révélant la face cachée des événements officiels et en montrant les conséquences supportées par le quidam français. Ainsi, interpellée par un monsieur aux souliers crottés qui lui demande « où est le cireur de botte », une vieille vendeuse de journaux appuyée au comptoir de son kiosque lui rétorque impassible : « On vient de le nommer sous-préfet ».

   Le XIXème siècle finit par passer l’arme à gauche et on entra dans la première guerre mondiale. Enrôlé à soixante ans bien tassés dans les ateliers de camouflage militaire, il s'arma de mines de crayon et de pierres lithographiques. Deux tomes de dessins, De la Marne au Rhin, en sont le fidèle témoignage. En raillant les politiques en veston cravate et les planqués de la côte d'Azur, en éclairant le flegmatisme des petits gens de l’arrière, en griffonnant les icônes à venir de cette première guerre totale, au nombre desquelles figure Verdun, Forain y fit montre d’une acuité qui ne s'émoussa pas avec la vieillesse et le tourbillon des années folles.
Forain :: Verdun
C’est d’autant plus frappant qu’en 1931, au jour de ses funérailles, Paul Léon (1874-1962), longtemps directeur Général des Beaux- Arts, qui avait fait entrer après-guerre Forain au musée du Luxembourg, acheva l’éloge funèbre de l’artiste par ce raccourci lumineux: « Cet ironiste était un tendre, ce sceptique un patriote, ce désabusé un croyant ».
© texte et photos villa browna // Valentine del Moral



LA LITHOGRAPHIE ET LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE, actuellement en vente à la librairie:

[Lithographie] Sem, Caricature de Forain et Caran d’Ache.
Sem caricature ici deux illustrateurs phare de l’époque.
Sont représentés, discutant sur le champ de courses Jean-Louis Forain et Caran d’Ache [Emmanuel Poiré], (1858 - 1909) fut un célèbre dessinateur humoristique et caricaturiste français. En 1898, Caran d'Ache et Forain co-fondèrent, le journal Psst… hebdomadaire satirique antidreyfusard qui connut 85 livraisons. 46 x 32 cm (hors encadrement). Lithographie encadrée. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!  

Jean-Louis Forain  La comédie parisienne
Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892.
In-12, broché, couvertures illustrées en couleurs.
Edition originale, mention de septième mille. 250 dessins en noir accompagnés d'une légende assassine. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!  






Jean-Louis Forain  Doux Pays
Paris, Plon, 1897.
In-12, demi-chagrin, couvertures illustrées en deux tons conservées.
189 dessins en noir dont certains en planches dépliantes repassent les présidences de Carnot, Casimir Perier et Félix Faure, et pointent des  mauvaises manières politiques en vigueur aujourd’hui encore. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!  





Jean-Louis Forain  De la Marne au Rhin. Dessins des années de guerre 1914-1919.
Paris, Editions Pierre Lafitte, collection des grands humoristes, 1920.
2 volumes in-8 brochés, couvertures illustrées.
Exemplaires sur grand papier du tirage de tête de l’édition originale numérotés et paraphés par le dessinateur à la mine de plomb. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!  






En ce qui concerne l’exposition Jean-Louis Forain: 

mardi 19 avril 2011

« La nature m’émeut parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête lorsque je la regarde » reconnaît Jules Renard.

Toulouse-Lautrec, Vallotton, Bonnard sont aux cimaises des plus grands musées, accrochés non loin les uns des autres pour cause de génie et de contemporanéité. Ils partagent l’autre point commun d’avoir fait des Histoires. Entendons-nous bien, il ne sera pas fait ici état de chamailleries ni de pinaillages mais de l’illustration des Histoires naturelles de Jules Renard. De grands artistes du livre se plièrent aussi à l’exercice avec la même réussite, au nombre desquels André Collot et Benjamin Rabier.
C’est Auguste Roubille qui s’y colle dans l’exemplaire ici présenté, spécialement imprimé en 1928 pour madame Jules Renard et protégé par une étonnante reliure verte estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée. La tonalité verte des bandeaux que Roubille dessina pour chacun des 85 textes, souligne avec peut-être plus de clairvoyance que ses condisciples, l’œuvre de Renard qui écrivait dans son Journal : La nature m’émeut parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête lorsque je la regarde. Comme en écho, Henri Bachelin, son ami et biographe, dans l’étude littéraire qu’il lui consacra en 1909, faisait remarquer qu’il ne connaissait de lui aucune description de Paris. Dans Poil de Carotte en revanche, on sent bien que la campagne dut être le refuge de son enfance meurtrie et on peut imaginer qu’il s’y adonna à une contemplation toute pastorale. Il fallait au moins ça pour arriver à voir dans les gouttes de pluie, des « mouches d’eau » qui savent chasser celles qui colonisent le mufle des vaches ; une lune sans aiguille qui favorise la rêverie ; l’espoir chlorophylle qui colore la campagne. Roubille a su lire entre les lignes et instaure un vert Renard aussi significatif que le bleu Klein saura l’être plus tard. Ce vert magnifie d’un coup la peau rose du cochon, teinte l’eau de pluie, amortit le pas doublement boiteux des canards.
Or, s’il on veut rire beaucoup avec les Histoires naturelles, on doit accepter de se laisser par instants envelopper par un voile de nostalgie et de petites souffrances. Quand la Brunette meurt, sans un meuglement de plainte, le narrateur ne sait pas vraiment ce qui l’a retenu de dire au sonneur de l’église : « Tiens voilà cent sous. Va sonner le glas de quelqu’un qui est mort dans ma maison ». Sans doute encore cette peur d’avoir l’air bête face à son semblable. Face au reste de la création en revanche, cette retenue disparaît et une bouffée de d'humour reconnaissant secoue l’œuvre. Renard croque le meilleur ami de l’homme, sa plus belle conquête, l’oiseau joli, le cerf, l’abeille ou l’écureuil, mais il s’attarde également à chanter le cafard noir et collé comme un trou de serrure, le serpent, la chauve-souris, le dindon, la pintade, le cochon ou le ver de terre. Pour ce faire, il ne se sert d’aucune échelle de valeur, préférant enfiler sa vieille peau de Poil de Carotte plutôt que revêtir l'habit amidonné de Buffon ou de Darwin.
Tous les animaux arrivent premier ex-æquo sous sa plume. La seule espèce qu’il relègue en seconde et dernière position, c’est l’homme. Certaines des formules les mieux senties le sont à nos dépens : pensionnat des dindes, dents d’anglaise, escargot qui bout comme un nez plein. Nos méchancetés sont simplement décrites, pas même évaluées ni critiquées. Le morceau de sucre accroché au cou d’un petit garçon puni qui gratte et qui cuit  la peau, la boulette empoisonnée donnée au chien Dédèche aimé mais vraiment trop incommodant, le cochon qu’on force à se vautrer, une réclame d’armurier « On tue net, on tue loin » nous remettent à notre place. C’est terriblement efficace. On baisse la tête.
Mais il y a toujours ce tendre vert Renard, ces illustrations douces comme des dessins aux crayons de couleurs que les enfants d’aujourd’hui boudent, ce trait tout en courbe, ces gros plans inédits. Ces partis pris de l’illustrateur nous réconfortent, servent le texte et ouvre une ultime piste de lecture. Ils nous montrent l’écrivain sous son véritable jour. Athée – il sera enterré civilement – Jules Renard se révèle pourtant grand prêtre...de l’animisme hexagonal. Les gouttes de pluie jouent les justicières, les herbes parlent, certains arbres ne se méfient pas, d’autres se mettent en colère, l’abeille veut passer chef de rayon , l’arrosoir a des accents dictatoriaux ( Si je veux, il pleuvra ), le cerf écoute et flaire les paroles de Jules Renard. Il doit avoir appris à lire en douce, le cerf pour avoir compris le but que s’était fixé l’écrivain dans le préambule de son recueil : Moi, je voudrais être agréable aux animaux mêmes. Je voudrais, s'ils pouvaient lire mes petites Histoires naturelles, que cela les fît sourire.
C’est en bon disciple de Pan, qu’il couchera par écrit dans son Journal le 10 décembre 1899 la supplique suivante : Faites à ma statue un petit trou sur la tête afin que les oiseaux y viennent boire.
Une statue a bien été érigée ; elle existe toujours, plantée sur une place de Chitry les Mines mais on n’y devine aucun abreuvoir. Le seul trou post-mortem qu’on fit à Renard, c’est celui que ménagea Marinette dans son Journal qu’elle censura allègrement avant de le laisser publier et dont elle fit ensuite un feu de joie. Ces dizaines de cahiers d’écolier partis en fumée, elle respira.
Agonisant, il lui avait soufflé : Marinette, pour la première fois, je vais te faire une peine, une très grosse peine... Elle, c’est aux lecteurs qu’elle a fait un très gros chagrin. Jules avait écrit que  Tout le monde ne peut pas être orphelin, il aurait pu ajouter que tout écrivain ne peut pas mourir veuf ou célibataire. On remerciera juste, du bout des lèvres, Marinette Renard d’avoir pieusement conservé son exemplaire des Histoires naturelles illustré par Roubille que nous venons avec bonheur de feuilleter. 
© texte et photos villa browna // Valentine del Moral

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
[Roubille], Renard, Jules. Histoires naturelles.  Lithographies en couleurs de A. Roubille.
Paris, édit. d'art Manuel Bruker, 1928.
[4], faux-titre, frontispice, titre, [2], 201 pp., [15] pp. dont table et justification du tirage.
In-4, demi-maroquin vert, plat estampée à froid d’une branche d’arbuste à laquelle s’accroche une toile d’araignée et sa belle locataire toute en courbes stylisée, dos à nerfs orné de la même araignée. Reliure non signée. Dos légèrement passé. Couvertures et dos conservés.
Tirage limité à 230 exemplaires. Exemplaire nominatif de madame Jules Renard. Frontispice et 85 lithographies en couleurs par Auguste Roubille.
En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail!  

jeudi 17 mars 2011

Le grand-oncle de Tintin s'appelait Narcisse Nicaise; celui de Milou, Pierrot.

J’ai rencontré l’autre jour un ami qui, d’un air navré m’a confié qu’il allait fêter des soixante-dix-sept et que par conséquent, son temps était compté.
Évidemment, je me suis récriée, j’ai argumenté, blagué et ai fini par lui lancer, consternée par ce visage que je n’arrivais pas à dérider : « Et puis vous savez, si ça se trouve je passerai l’arme à gauche avant vous ». A ces mots, une franche hilarité a pris mon bonhomme. Je tâchai de savoir si c’était mes lamentables efforts ou bien la perspective de me mettre dans le trou qui l’avait ainsi mis en joie. Que nenni ! Je n’y étais pas du tout : c’était la perspective sinistre de ne plus avoir le droit de lire Tintin dans quelques semaines, qui le minait ainsi.
 Et de me demander en moi-même, ce qui en effet, arrivait lorsqu’on enfreignait cette loi implacable édictée en 1947 par l’équipe du journal Tintin et que l’on retrouve au dos d’anciennes éditions des albums de Casterman. Avait-on le cou piqué par une fléchette de poison-qui-rend-fou ? Était-on abandonné aux mains des sbires du général Tapioca, aux cordes vocales de La Castafiore, aux seringues de Krollspell, au fox terrier  rouge et démoniaque de Milou ? Haddock vous refilait-il son  horripilant morceau de scotch ?
Ça avait dû ficher une sacrée trouille à Hergé lui-même puisque, né en 1907, il se débrouilla pour mourir en 1983 à… 76 ans. L’affaire était grave. Alors j’ai dit : « Général, ne vous en faites pas ; trinquons plutôt. Resservez-moi une larme de votre ti’punch maison ; et Manuia comme on dit à Tahiti »! Restait qu’il fallait que je fasse diversion et comme la culture c’est comme la confiture, moins on en a, plus on étale, j’ai étalé : il devait relativiser, se rappeler qu’après tout Hergé n’était pas le deus-ex-
machina de la ligne claire ! Tomasi et Deligne n’avaient-ils pas relevé de possibles emprunts dans leur Tintin chez Jules Verne ; un certain Frank Madsen dans A Search for the Inspirational Sources of Hergé  ne recensait-il pas de multiples inspirations littéraires et cinématographiques, avec en tête des hommages visuels aux Marx Brothers et à Charlot.
Nombreux furent ceux qui, étant tombés petits dans les ondes hergiennes, tentèrent, une fois devenus grands, de mettre leur pierre à l’édifice. Pierre qui prit l’allure d’un bloc de granit chez Numa Sadoul, qui ressemble à un petit caillou chez d’autres : « Tenez ! Moi par exemple !  J’ai trouvé l’autre jour un volume en percaline rouge qui a éveillé mon attention. Il s’agit des Aventures périlleuses de Narcisse Nicaise au Congo publiées chez Charavay  en 1890 par Armand Dubarry (1836-1910), un écrivain et journaliste fort en vogue à son époque. Pour vous la faire courte, Narcisse Nicaise, naufragé sur les côtes du Congo, tente de retrouver coûte que coûte la civilisation, accompagné dans cette quête et comme l’affirme Seillan dans ses Sources du roman colonial, d’un « caniche bavard qui annonce celui de Tintin ». Et en effet, si Milou n’est pas avare de conseils et de petites phrases bien senties, il tient  furieusement en cela de son modèle littéraire Pierrot, le toutou de Narcisse Nicaise, qui ponctue leurs éprouvantes expériences de commentaires ad hoc. Nous noterons que ces apartés sont également parfaitement compris des lecteurs. Quand le « caniche se [met] à aboyer d’une façon menaçante, et de l’air d’un gaillard qui braille « arrière, vile multitude ; place au vainqueur des crocodiles, des buffles et des lions ! » ou lorsqu’il « lui [adresse], dans son langage de chien, des compliments enthousiastes », on pige aussi bien que lorsque Milou ironise dans L’oreille cassée : « Encore un peu et il se croira l’égal de Sherlock Holmes ».

L’attachement de Narcisse et Tintin pour leur chien apparait identique. Au péril de sa vie, Nicaise blottit Pierrot dans ses bras et traverse une rivière infestée de crocodiles ; A la suite d’une attaque violente de mandrills, « ne voyant ni près de lui, ni ailleurs le cher caniche, il [sent] les sanglots lui monter à la gorge. « mon pauvre ami ! »...balbutia-t-il ». A son exemple, le jeune reporter pleure  la disparition de Milou dans le Pays des Soviets et encore dans Vol 714 pour Sydney, alors même qu’il est lui-même séquestré et promis à un avenir bien sombre. On n’est pas loin non plus du rapt de Milou par un condor dans le Temple du Soleil, quand Narcisse voit un aigle-épervier  « [enfoncer] ses serres dans la peau du chien, [et battre] des ailes », avant de le laisser retomber. Il avait eu les yeux plus gros que le ventre, plus solides que les ailes.
Vous me direz, et vous aurez alors fait preuve d’un brillant sens de l’observation, qu’un caniche n’est pas un fox-terrier. Soit. Cependant « Pierrot qui devait son nom à la blancheur de sa toison, était doué d’autant de cœur que d’intelligence […] Gai, dévoué, instruit, il était, pour son maître, un agréable et fidèle compagnon ». C’est le portrait craché de Milou, ça ! Vous n’êtes pas convaincus ? Et bien apprenez, lecteurs de peu de foi, que Pierrot commence sa mue en fox-terrier dès la p. 44 du roman de Dubarry puisqu’il est alors amputé de sa queue de caniche et qu’il continue sa traversée du Congo avec une queue…de fox-terrier.
Quant au Congo…parlons-en! La comparaison avec Tintin au Congo devient évidente lorsqu’on prend la peine de lire attentivement ce mélange de narrations picaresques, de fourvoiements zoologiques, clichés impérialistes et gags pré-cinématographiques. Cette parfaite illustration de la réplique de Molière : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? », au fil de la lecture, se révèle en effet bourrée de références réinjectées dans l’album d’Hergé. Énumérons : Narcisse et Pierrot tout comme Tintin et Milou partagent la même cabine de bateau. Le héros tire un coup de fusil à bout portant dans la gueule d’un crocodile comme le fera Tintin. Pierrot se jette dans la gueule d’un boa constrictor qui doit se chauffer du même bois que celui qui avale Milou en 1930. Ils en réchapperont tous les deux, Milou en créant le premier serpent à pattes de la Création. En deux coups de fusil de Narcisse, cinq oiseaux tombent ce qui visuellement, n’est pas sans rappeler le carnage des gazelles de Tintin. Nicaise et Tintin blessent chacun à leur tour un éléphant qui devenu forcené déclenche une cascade de rebondissements. Nicaise se retrouve à cheval sur le dos d’un rhinocéros. Tintin en même position, chevauche un buffle furibard. Pierrot est élevé avec son maître au rang de fétiche comme le sera Milou dans l’album, qui snobera le temps de quelques cases son maitre bien aimé.
Car Milou n’est pas irréprochable et la couardise de Pierrot qui abandonne son maitre lors d’un pugilat dans un village d’indigènes fait fortement écho à la sienne quand, au Tibet, il pétoche devant un yak qui gentiment mâchouille l’écharpe de Chang enroulée autour du cou de Tintin qui manque alors d’être étouffé.
N’en jetons plus, la cour est pleine. Ces ressemblances factuelles peuvent difficilement être contredites. On ne verrait d’ailleurs pas quel intérêt on aurait à le faire. Car enfin, c’est parfaitement touchant d’ajouter un livre à la bibliothèque du  jeune Georges Rémi qui devenu Hergé confiait en mars 1957, à l’hebdomadaire Femmes d’aujourd’hui : « J’ai très peu voyagé, sinon dans les livres ».
« Général, vous n’êtes pas d’accord avec moi ? … Général ? ». Mon septuagénaire se tait et arbore un sourire sardonique qui ne me dit rien. Il me prépare un coup… qu’il assène enfin : « C’est très joli vos explications. Mais voyez-vous, pendant que vous soliloquiez, je me suis souvenu que Benoît Peeters assurait que nous étions tous les « éternels fils de Tintin ». Du coup, je crois que je vais gentiment tuer le père en lui désobéissant. Et que le grand cric me croque si sa statue de commandeur vient m’arracher à mon album ». © texte et photos villa browna
LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
Dubarry, Armand. Aventure de Narcisse Nicaise au Congo
Paris, Charavay, Mantoux et cie, s.d.
In-8, demi-veau. 245 pp.
Nombreuses illustrations pleine page en noir de Kauffmann étayent ces aventures picaresques qui par de nombreux côtés annoncent celle de Tintin. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail! 

[Lorgnette écrite par Valentine del Moral.]
BIBLIO // Tomasi et Deligne, Tintin chez Jules Verne  Lefrancq Littérature, 1988.
Frank Madsen A Search for the Inspirational Sources of Hergé: Examples of Contemporary Inspiration in Hergé's Work. http://www.tintinologist.org
Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial (1863-1914): l'Afrique à la fin du XIXe siècle. Karthala Editions, 2006.
Benoît Peeters, Hergé. fils de Tintin, Paris, Flammarion, collection « Grandes Biographies », 2002.

mercredi 26 janvier 2011

Savez-vous jouer au chnif chnof chnorum ? Non? Vous préférez remplir une grille de loto? Mauvaise pioche!

Savez-vous jouer à Berlurette ? à Combien vaut l’orge ? à J’aime mon amant par A. ? aux Ciseaux croisés ? Non ? Au jeu des paquets ? à l’anguille ? à l’esclave dépouillé ? Non plus ! Quelle tristesse ! Vous êtes bon pour des voyages en voiture interminables, des après-midi maussades par la faute de Darty qui n’a pas pu livrer à temps votre nouvel écran plat, des goûters d’anniversaire en ronde autour de la Wii, des empoignades familiales salées et un Alzheimer carabiné.
Pour combattre tous ces maux, il suffirait cependant de brandir un petit volume d’à peine 15 centimètres sur 8, benoitement intitulé Les soirées amusantes mais précisément sous-titré Entretien sur les jeux à gages et autres, qui peuvent amuser les jeunes personnes, tant à la ville qu’à la campagne, surtout dans les soirées un peu longues. On est, dans ce curieux petit livre, comme dans le scénario originel du Prisonnier, cette série de télévision culte des années 60 dans laquelle un agent secret britannique se retrouve captif d’un village idyllique et esthétique dirigé par des drôles de numéros. 
Il se trouve qu’en guise de numéro, Huvier des Fontenelles nous en fait un de charme en décidant pour sa part d’enfermer dans une charmante propriété, une brochette de personnages enragés des jeux. Il leur donne des noms hautement bucoliques : monsieur et madame de la Rivière, madame et mademoiselle de la Haute Futaie, madame du Bois et son fils, mesdemoiselles du Ruisseau, du Gazon et Rose, sœurs de leur état, madame du Ruisseau, madame du Frêne et son fils, mademoiselle du Bocage, monsieur des Jardins, monsieur de la Forêt, les abbés Printemps et des Agneaux, le chevalier Zéphir. Or, loin d’être une bluette pastorale et bien que chacun y aille de sa promenade quotidienne, l’ouvrage qu’écrit Huvier est une mine de renseignements sur les jeux de cette seconde moitié de XVIIIème s. et une ébauche de psychologie du joueur.
Il s’appuie pour bien faire sur un certain séjour qu'il fit « dans la maison de campagne de M.B*** située à Montevrain (localisable dans la partie de l'île de France que la révolution nommera bientôt Seine-et-Marne ). Des jeunes gens y jouèrent à cinquante de ces petits jeux qui s’échappent de la mémoire, et dont on voudrait souvent se souvenir dans l’occasion. On ne peut pas toujours danser, faire de la musique et tenir des cartes ». C’est précisément pour se les rappeler et pour en donner les règles qu’Huvier livre son souvenir en un dialogue amusant qu’on jurerait avoir inspiré la comtesse de Ségur.
Dans cette « maison ludique », l’auteur fait donc jouer ses cobayes à de nombreux jeux de salon qui leur auront été au préalable expliqués par le fringant abbé des Agneaux, pas aussi doux que son patronyme pourrait le faire croire. A son exemple, les autres protagonistes apparaissent eux aussi plus rugueux et moins champêtres que prévu. Ainsi, madame du Bois affublée d’un fils assez haïssable et réfractaire aux jeux d’esprit, est une farouche adepte du loto, qui «  est à la portée de tous les joueurs [… et qui ne lui] demande pas de contention de l’esprit ».
A l'opposé, Huvier prône les petits jeux à gages dont quelques-uns sont encore aujourd’hui bien connus tandis que certains autres mériteraient de renaitre de leurs cendres. Il n’est pas contre non plus une joyeuse partie de quilles, de volant ou de Cherche une épingle au son du violon, jeu trivialement nommé de nos jours Cache-tampon. Je t’en ficherai du Cache-tampon, tiens ! Moi, je réclame du Colin-maillard à la silhouette (parfait pour mettre le feu à la baraque), du jeu du coton qu’on souffle (efficace pour éloigner un empêcheur de jouer en rond), du Répondez-moi sans E. (remis au gout du jour par Georges Perec dans sa Disparition), du Frère Pancrace êtes-vous mort ? (bien mieux que le rendez-vous à la piscine pour se rendre compte de la plastique de son amoureux), du Untel n’aime pas les os ; avec quoi le nourririez-vous ? (qui fera se fâcher tout rouge les plus mauvais joueurs), et pourquoi pas à la Poussette puisque Huvier a « entendu dire que des personnes de la plus haute distinction & du plus grand génie avaient joué à la poussette, où les enfants disent : digue, dogue, savatte ; (il est vrai qu’ils y jouaient avec des louis) ». Ah le jeton ! Ah ! le gage! Ah ! le louis enfin, qui saurait faire rentrer le Chnif chnof chnorum au casino de Deauville ! Vive les nerfs de la guerre ludique!
Et pourtant ! Il restera toujours des mauvais coucheurs à l’exemple de la grosse madame du Bois. Cette dondon grognon a beau entendre dans le salon d’à côté où elle boude, les hôtes de Montevrain s’exclamer dans de grands rires, commenter les règles avec esprit, jouer dans la bonne humeur, elle ne daigne apparaître que pour présenter son petit du Bois, jeune freluquet qui ne passe pas l’examen de l’assemblée joyeuse. Et mademoiselle Gazon de conclure : « comme il a l’air niais, pour un jeune homme de seize ans ! Qu’il est gauche ! Le pauvre garçon, il a bien fait d’être riche ! » Le reste du temps, madame du Bois raille ces « jeux enfantins » et n’en démord pas : le loto, ya que ça de vrai. On lui répond philosophiquement que « tout le monde joue au loto, parce qu’il ne faut à ce jeu que du bonheur, & que  tout le monde a des prétentions au bonheur.» comme « tout le monde juge des ouvrages de littérature, les uns bien, les autres mal, parce que les uns ont de l’esprit & que les autres n’en ont pas ». Ce à quoi un des abbés ajoute avec malice qu’« on lit quelquefois des petits ouvrages de littérature [seulement dans l’idée de] se désennuyer »…
La messe est dite : je n'irai pas faire valider ma grille d’Euromillion (ça risque d’être dur) et je ne lirai pas le dernier Pancol (ça tombe bien, je n’y comptais de toutes les façons pas).
Par contre, je vais filer acheter un paquet de cartes, du coton en vrac et quelque rubans, en répétant sans fourcher chnif, chnof, chnorum ; chnif, chnof, chnorum ; chnif, chnof, chnorum !

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en rayon à la librairie:
[Huvier des Fontenelles, Pierre-Marie-François].  Les Soirées amusantes, ou Entretien sur les jeux à gages, et autres, Qui peuvent amuser les jeunes personnes, tant à la Ville qu'à la Campagne, sur-tout dans les soirées un peu longues.
Paris Veuve Duchesne, rue S. Jacques, au Temple du Goût, 1788.
XVI, 291 pp., table, (1)f. de pl.
Petit in-12, plein veau marbré, dos lisse orné, pièce de titre. Tranches marbrées. Quelques légers  frottements. Un petit manque à la coiffe supérieure.
Édition originale bien complète de la planche présentant deux tables de biribi. L'auteur est identifié par Barbier. Antoine Huvier, frère de l’auteur,  dans son troisième journal daté de 1823, écrit que P.-F. Huvier des Fontenelles, « par son esprit original et un peu caustique sans méchanceté, il étoit l'âme de nos réunions de famille et en faisoit tout l'agrément. Il avoit fait de bonnes études au collège de Juilly et joignoit, à beaucoup de facilité pour faire des vers, des connoissances en littérature ».
Bibliothèque champenoise, 407, « Les exemplaires en sont devenus bien rares ». Barbier, Dictionnaire des anonymes III, 265 et 266. En savoir plus ou commander : envoyez-nous un e-mail! 
[Lorgnette écrite par Valentine del Moral.]