lundi 19 novembre 2012

Les grisettes de Paris font la danse du ventre devant le Khédive et le mettent au parfum!

JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte on fait la connaissance d'une colonelle des Highlanders en kilt rikiki, on apprend l'origine des pattes d'eph', on prédit le rôle futur des îles Caïman)

décolletées mais monoclées
La publicité qui grignote aujourd’hui frénétiquement nos écrans d’ordinateurs, prend la place des articles dans les magazines et donne dans l’image immédiate et commerciale. Les parfumeurs mettent en scène des stars du cinéma vivantes, parfois décaties mais prêtes à céder les droits de jolies photos d’eux «d’avant», de quand ils étaient sans rides. Autrefois, il n’était pas question de confisquer du terrain aux journalistes des magazines. On se contentait d’encarts qui n’empêchaient pas, malgré tout, de faire dans le grandiose et dans l’inventif à l’instar de la parfumerie Oriza-L.Legrand qui avait lancé le concept étudié du «catalogue-bijou» et mis au point le parfum solidifié sous forme de pastilles et de crayons.

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent)

La maison Oriza-L.Legrand n’était pas rat ! Elle vous envoyait sur simple demande et franco de port s’il vous plait, non pas de minuscules échantillons interdits à la vente mais un exemplaire de son «catalogue-bijou». On a bien essayé de mettre la main sur un spécimen pour le passer à la lorgnette. En vain. Aussi, fautes de grives, nous avons fondu tel l'oiseau de proie sur l'épatant Album du Carnaval publié par cette même maison...et nous avons eu raison! Cette fantaisie ferait oublier à elle seule, (presque) tous les catalogues publicitaires du monde. Il s’agit d’un recueil de lithographies en couleurs présentant 12 demoiselles en pied et légèrement vêtues. Par l’ajout, sous chaque silhouette, d’une phrase lapidaire imprimée en tout petit, la parfumerie Oriza-L.Legrand cherche encore à nous fourguer son catalogue-bijou, mais il ne nous intéresse plus du tout cet attrape-gogo tant les planches que nous avons sous le nez sont fendardes. Une fois n’est pas coutume, nous allons essayer de mettre de l’ordre dans nos idées et tenter d’établir une typologie de ces enthousiasmantes femmes-sandwiches.

Pattes d'eph'
Il y a tout d’abord un trio composé de Pierrot spadassin, de Polichinelle municipal du Caire et de l’allégorie de L’attaque de nuit – les Alphonses. Les personnages de Pierrot et de Polichinelle issus de la commedia dell’arte sont des classiques du défilé de carnaval. On retrouve la blancheur de l’un et on constate que la bosse de l’autre a migré du dos au torse, en se scindant en deux seins mignons mis en valeur par un décolleté égayé de fanfreluches stratégiques. Pour comprendre la cocasserie paradoxale du costume dit de L’attaque de nuit – les Alphonses, il faut se référer aux dictionnaires d’argot. L’un affirme que « ce surnom vient d'une pièce qu'Alexandre Dumas (fils) fit représenter au Gymnase en 1873 sous le titre : Monsieur Alphonse, et dont le héros était précisément de la catégorie de ceux que le XVIII ème siècle appelait greluchons. On dit aussi Arthur, mais il y a une différence; l'Alphonse est celui qui est payé, l'Arthur se contente de ne rien donner». Un autre dictionnaire précise que « cette expression attribuée à A. Dumas qui en avait fait le titre d'une pièce était connue depuis plus de vingt ans par la chanson de Lacombe : Alphonse du Gros-Caillou ». Pas la peine d’épiloguer : je crois que tout le monde a compris de quoi il retourne. Or donc, on a cru bon d’affubler la jeune femme de pantalons patte d’eph’ que les dandys dits gentilhommes avaient mis à la mode. Les années 1970 n'ont qu'à aller se rhabiller. Notre greluchonne arbore des cochons dorés en breloque. Serait-ce trop facile d’y voir le cochon qui sommeille en tout homme et que l’Alphonse seul de son espèce, n’a pas honte de faire engraisser?

danses du ventre pour khédive en déroute
Outre ce déguisement argotico-vestimentaire, cet album offre une galerie hilarante de dames costumées figurant la garde rapprochée de Son Altesse Royale le Khédive. On peut raisonnablement penser qu’il y est fait allusion à l'égyptien Ismaïl Pacha. Le brave garçon fit ses études à Paris, prit le titre de khédive en 1867, visita l'Exposition universelle cette année-là et en profita pour se faire prêter par le Tsar Alexandre II, le Prince de Galles et le Roi du Portugal réunis, l’interprète fétiche d’Offenbach, la très en-chantante Hortense Schneider. En 1869, il reçut l'impératrice Eugénie et tout le gratin européen lors de l'inauguration du canal de Suez. Il fit ensuite, à grands frais, représenter au Caire la première d’Aïda de Verdi, occidentalisa à toute berzingue l’Egypte avant d’être obligé de vendre à l'Angleterre ses actions de la société du canal de Suez. Finie la récré. Les pays européens imposèrent à Ismaïl un contrôle financier franco-britannique et Oriza.L.Lefranc réinterpréta la triste aventure en créant pour ses girls les titres les plus fantaisistes résumant la méchante situation dans laquelle était tombé Ismaïl le magnifique désormais cornaqué par les anglais.

commandant des Policemen
C'est pourquoi on ne s'étonnera pas de découvrir au fil des planches une Première sultane de S.A.R. le Khédive vêtue tout de vert islam mais enveloppée dans une cape tartanisée à l’excès ; une Colonel du Royal-Régiment du Sphynx de S.A.R. le Khédive ; une Colonel du régiment Highlanders au service de S.A.R. le Khédive en kilt rikiki avec la devise "Honni soit qui mal y pense", placée, très à propos, à la hauteur du ventre ; une irrésistible Commandant général des policemen de S.A.R. le Khédive habillée de gris, bobby vissé sur la tête et monocle à l’œil droit , semblant susurrer « Je vous aÿe à l’œil, your Highness ».

En revanche, outre le fait qu’elle soit à croquer juchée sur ses bottes à talon rouge, cintrée dans son justaucorps à brandebourgs, on ne saisit pas forcément tout de suite pourquoi l’illustrateur, E. Girard, a crut bon d’insérer une Colonel des hussards de S.A.R. le Khédive dans ce défilé de carnaval anglo-égyptien. La lettre A qui est brodée sur la pochette rouge qu’elle arbore à son côté est-elle le monogramme d’Alexandre II qui, nous l’avons vu plus haut, servit dans le même corps qu’Ismaïl Pacha? Bien que tirée par les cheveux, cette explication reste des plus tentantes ! Plus surement, il faut y voir une manière discrète de faire allégeance à la cour de Russie dont la maison Oriza s’enorgueillissait d’être le fournisseur attitré.

Major du régiment caïman
Il reste à passer en revue une dernière catégorie, surréaliste avant l’heure, que nous avons gardée pour la bonne bouche et qui comporte les trois dernières jeunes femmes de ce carnaval de papier. Il y a d’abord la Major du régiment Caïman de l’armée de S.A.R. le Khédive. En bas et pourpoint d’écailles vertes, le casque doré hérissé d’une bestiole qui ouvre grand la gueule, on dirait une invitation subliminale adressée au Job égyptien à aller planquer le reste de son argent de poche dans les îles Caïman. Cette théorie anachronique manque cruellement de parachutes dorés descendant en fond de décor. Passons d'un coup et sans transition à la terrible Chef découpeuse de S.A.R. le Khédive, une géante paire de ciseaux en main, qui semble vouloir tailler dans le vif des ennuis pécuniaires d’Ismaïl puisqu’elle lui rappelle, la perfide, à ce pauvre homme fauché comme les blés, que « la parole est d’ARGENT; mais le silence est d’OR » ! Enfin, il y a cette allégorie de la Grève des femmes qui vient mettre ses pieds dans un plat qui ne semble pourtant lui être destiné… Qu’est-ce que la grève de l’amour peut avoir à faire avec les carabistouilles du Khédive ? La demoiselle a volontairement cadenassé autour de sa taille un genre de ceinture de chasteté avec une clé que l’on voit pendre à la garde de son épée. Sur le ventre, un cœur écarlate dessiné laisse apparaître les lettres formant un JAMAIS définitif. On croit discerner derrière l’ovale du monocle que c’est parce qu’elle a de l’instruction et parce qu’elle sait lire dans les livres et dans les cœurs, qu’on ne la lui fera pas, à elle : elle a su s’émanciper du Khédive et elle en fera de même avec tous ses grossiers alter ego masculins. Bon sang! Mais c'est bien sûr!

en vert islam et cape tartanisée
C'est bon de rire, mais il faut savoir être sérieux de temps à autre: risquons une datation. Aiguillés par les dates de 1873 et de 1879 qui marquent le couronnement du mot Alphonse et la destitution d’Ismaïl, on aura envie de dater le précieux album de cette période. Quant à savoir si ces costumes ont été portés ou juste fantasmés, si le carnaval eut lieu à Paris, au Caire, à Londres ou bien dans l’imaginaire du dessinateur, on ne peut rien affirmer. On a déjà bien trop extrapolé. On peut juste être certains qu’il plut au duc de Brunswick qui y contrecolla son large ex-libris octogonal et vert, frappé de la couronne ducale surplombant en toutes lettres son nom : Wihelm Herzog Braunschweig. L’histoire ne dit pas s’il avait reçu cet album en remerciement à une généreuse commande de flacons d’ Aux Violettes du Czar ou s’il l’avait religieusement conservé en souvenir de sa participation à la gentille mascarade, si tant est qu’elle ait existé. © texte et photos villa browna // Valentine del Moral

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:

[Parfumerie Oriza], Album du carnaval.

S.l.n.d. ( Parfurmerie Oriza L.Legrand, circa 1875). 
In-4, pleine percaline lie de vin, 12 planches lithographiées en couleurs sur papier fort, montées sur onglets. 
Charmante fantaisie présentant 12 jeunes femmes dans des tenues de carnaval des plus inattendues. Pour en savoir plus, commander, ou recevoir la liste : envoyez-nous un e-mail!