mercredi 20 novembre 2013

Le livre de chevalerie d'un jeune homme de qualité, Charles-Joseph de Ruolz.

JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on jure «par les choux, les dieux et le Styx», on reçoit une bassine d’eau tiède sur la tête, on explore les ordres du porc-épic, du cygne, de la genette, de l’ours, du chien & du coq, de l’aigle blanc).

Par les choux, les dieux et le Styx!
25 août 1723. Enfin ! C’est la fin des cours ! Il reste encore à endurer l’indéboulonnable remise des prix qui clôture toute année scolaire qui se respecte. Au collège de la Trinité, certains l’attendent avec plaisir, comme Charles-Joseph de Ruolz. Il sait qu’il a excellé en poésie. Il l'aime la poésie. Peut-être même, un jour, il écrira dessus. Tout en se dirigeant vers les bancs encore clairsemés, il chahute gentiment avec ses camarades. Cette cérémonie, ce n’est pas rien. Chaque premier prix est appelé par son nom ; il doit alors se lever et se diriger sans trébucher vers l’estrade ; franchir la volée de marches qui le sépare de ses maitres ; le dos tourné, s’entendre complimenter d’un petit frais de grande personne et recevoir en souvenir un livre de prix aux armes du collège et dans lequel un papillon collé rappelle le nom et la distinction de l’élève ; puis, seulement, il pourra se retourner et faire face à ses condisciples : aux amis arborant un bon sourire, aux envieux qui trépignent, aux méprisants qui se fichent comme d’une guigne de son succès – enfin c’est ce qu’ils claironnent à qui veut les entendre-, aux pauvres diables qui ont l’impression que jamais ils n’auront droit à cet honneur, trop médiocres, trop malchanceux ou simplement trop paresseux.
Mais c’est le moment. Charles-Joseph entend retentir son nom. Un peu raide, il se lève, rejoint l’estrade, tend les bras et remercie. Il jette un œil sur le livre qu’on vient de lui remettre. Ce sont les Dissertations historiques et critiques sur la Chevalerie ancienne et moderne d’un certain Honoré de Sainte Marie, carme déchaussé. Comme premier prix de poésie, voilà qui ne manque pas d’être inattendu !
QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
Premier prix de poésie
Le volume in-4 est lourd dans ses bras. Il est aux armes du collège, trois losanges dans un écusson surmonté d’une couronne et aux armes de la ville de Lyon : de gueules au lion rampant, chargé de trois fleurs de lys d'or. Charles-Joseph, qui écoute à peine le discours et dont l’esprit papillonne un peu, observe le dos orné de caissons et rinceaux, passe sa main sur la jolie reliure en veau. On l’applaudit. Il redescend.
De retour à sa place, intrigué malgré tout par ce prix si éloigné de son amour de la poésie, le jeune garçon se met à feuilleter le volume. Page 347, il suit Geoffroy d’Anjou tout au long des préparatifs de son adoubement. Le texte est vif, détaillé au point de capter l’attention du jeune lecteur. Et quand Geoffroy « saute avec beaucoup d’adresse sur un très-beau cheval d’Espagne, sans mettre le pied à l’étrier », Charles-Joseph s’imagine à ses côtés, lui tenant la bride. Les marges des Dissertations sont bien larges et blanches accueillant le texte avec la bienveillance d’un grand lit recevant pour la sieste, le petit enfant confiant. Charles passe quelques dizaines de pages d’un seul coup et tombe sur les « serments de fidélité parmi les payens ». Les Egyptiens jurent par Osiris, les Perses par Mithra, les grecs par Jupiter (qui vous cloue de son foudre si vous vous rendez parjure), les Romains, eux, jurent d’après n’importe qui, dieu, déesse, empereur. Claudius ordonna qu’on jurât doublement par Auguste – soit - et par Caligula… Et pourquoi pas par Néron pendant qu’il y était ? Mais rien ne vaut les Joviens qui jurent « par les choux, les dieux et le Styx » !

Toutes les occasions sont bonnes pour créer des chevaliers, entrées des princes dans les villes, baptêmes, traités de paix, naissance des dauphins de France, mort des parents en Italie. Une fois chevalier, une foule de devoirs doivent être respectée par l’heureux élu. Les chevaliers de Sainte Madeleine, en plus des engagements classiques, juraient de ne pas jouer aux jeux de hasard, de ne pas lire de mauvais livres, ni de chanter de chansons malhonnêtes, et encore moins de se battre en duel. Quelle barbe ! Il est aisé de comprendre que du coup, ils aient voulu en découdre avec les infidèles et abréger pieusement cette vie sans canailleries, ni grands rires, ni frissons gratuits. Et gare à celui qui passait outre ! Charles-Joseph frissonne en découvrant le sort réservé à ceux qui ne respectent pas le code d’honneur de la chevalerie. Avant d’être mis à mort, le chevalier subit en présence de 20 à 30 preux une dégradation parfaitement orchestrée : à voix haute on rappelle son ignominie, on plante son écu sur un pieu, renversé, la pointe en haut. On lui chante sous le nez les vigiles des morts de A à Z en ménageant des pauses pendant lesquelles on le dépouille peu à peu de ses attributs chevaleresques. Puis on écrabouille à coup de marteau son écu. Par la suite, les prêtres mettent leur main sur la tête du condamné et récitent le psaume 109 contenant les malédictions et imprécations réservées aux traitres. Et ce n’est pas fini ! Le roi d’armes alors, renverse un bassin d’eau tiède sur la tête du malheureux et pendant qu’il dégouline seul dans son coin, les assistants revêtent sous son nez leurs habits de deuil. Enfin on passe une corde sous les aisselles de l’ex-chevalier, on le fait s’allonger sur une civière et on le recouvre d’un drap mortuaire. C’est un peu l’ancêtre du supplice de l’IRM : on se sent enterré vivant. Autant dire que même si après tout ce tralala on finissait par être gracié, on ne devait pas en mener large.
animaux totems pour chevaliers sans peur et sans reproche
Charles-Joseph reste dubitatif et se reporte aux belles illustrations qui ornent son livre. Il y a en tout 12 planches gravées sur cuivre. Quelques-unes sont extravagantes comme cette reproduction d’une épatante petite figure de bronze déterrée à Rome figurant un capitaine barbare arborant à la poitrine une médaille de Constantin, bizarrerie qu’Honoré de Sainte Marie tente d’expliquer. Plusieurs autres gravures, légendées en regard, représentent  les colliers et armes de 69 ordres allant de l’ordre du porc-épic à celui de l’éléphant en passant par celui du cygne, de la genette, de l’ours, du chien & du coq, de l’aigle blanc ; de celui de la sainte ampoule à celui de la Toison d’Or ; de l’ordre du Bain à celui de la Jarretière ; de l’ordre de l’aile de saint Michel à celui de sainte Brigitte.
colliers de chevaliers
Le préfet continue son discours sur le sens de l’effort, la camaraderie, les hommes qu’ils seront plus tard, élite de la nation. Pfff ! Charles-Joseph préfère se perdre dans le chapitre sur lequel le hasard du feuilletage vient de le parachuter. Ça cause des femmes ! Mais pas de n’importe lesquelles ! De celles qui furent élevées à la chevalerie à l’image de ces ménagères de moins de 50 ans de Tortose pour qui Raimond Bérenger, dernier comte de Barcelone, érigea l’ordre de la Hache. Le jeune garçon les imagine se saisissant des haches de leurs maris partis aux champs, et se transformant en amazones catalanes, au point de faire reculer l’ennemi. Il sourit en haussant très légèrement les épaules. Pour lui, les femmes dignes d’intérêt ne sont pas ces furies modernes mais plutôt les femmes d’esprit, qui le ravissent.
En tête de celles-ci, évidemment, le poète Louise Labé, à laquelle il consacra une communication plus de vingt ans après cette remise des prix que nous venons de ressusciter, précisément au mois d’avril 1746. Il la lut devant l'Assemblée publique de l'Académie des Sciences et Belles-Lettre de Lyon. Son Discours sur la personne et les ouvrages de Louise Labé lyonnaise fut édité par la suite, en 1750.

Les amours littéraires de jeunesse de Charles-Joseph auront-elles finalement été supplantées avec le temps ? La lecture divertissante des Dissertations sur la Chevalerie ancienne et moderne aura-t-elle changé les élans du jeune garçon ? Rien n’est définitif. Chez lui, l’âme chevaleresque semble en effet avoir fait bon ménage avec la carte du tendre. Marié depuis dix ans, devenu conseiller à la Cour des monnaies, alors que, par une belle journée de juillet 1756, les Ruolz et quelques amis cabotaient sur la rivière d’Ain, leur petite embarcation chavira. Charles-Joseph, bon nageur, gagna la rive sans difficultés. Hors d’haleine, il se mit debout et chercha des yeux sa femme Catherine. Il la vit, empêtrée dans sa robe, se débattant dans une onde implacable. Il se jeta alors de nouveau à l’eau « pour sauver son épouse et il mourut victime de sa tendresse et de son courage ». On dit que la nouvelle de sa mort parvenue à Lyon, « la rue habitée par Ruolz retentit des cris du peuple tant il avait répandu de bienfaits ». Il fut donc, de par sa vie, de par sa mort, un Chevalier moderne, cet homme qui avait reçu, au bel âge de 15 ans, le premier prix de poésie.   

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE estactuellement en vente à la librairie:

Preux barbare ?

Honoré de Sainte Marie, (R.P.) Dissertations historiques et critiques sur la Chevalerie ancienne et moderne, séculière et régulière. Avec des notes.

Paris, Pepie et Moreau, 1718‎
In-4, plein veau, plats aux armes entourés d’un simple filet, dos à nerfs orné de fleurons dorés, pièce de titre en maroquin rouge. XXVI -534 pp. 
Rare livre de prix aux armes frappées du collège de la Trinité et de la ville de Lyon. Papillon de Premier prix de poésie au nom de Charles-Joseph de Ruolz.
Texte passionnant et très vivant.
Bon exemplaire à grandes marges. Planches très fraîches. ‎
L'auteur, carme déchaussé de Toulouse, de son vrai nom Blaise Vauzelle (1651-1729), traite de la chevalerie, de ses origines antiques et exotiques et des ordres de chevalerie, tant en Orient qu'en Occident, avec leurs décorations (colliers, croix, tenues). 12 planches gravées hors-texte (81 représentations d'armes, colliers et ordres, 1 portrait en médaillon de l'empereur Constantin, 1 figurine en bronze et le portrait en pied du grand maître de l'ordre de Constantin). On y trouve une importante table alphabétique et historique très complète de tous les ordres et religions militaires avec leurs noms, leurs fondateurs, l'année et le lieu de leur fondation. Saffroy 3542 S I: 3543: "Ouvrage qui bien que dépourvu de critique n'est pas sans valeur".  Joseph de La Porte, La France littéraire, Duchesne, 1758. "On voit par là que ce volume renferme un traité complet de la matière On y trouve des choses curieuses et beaucoup d érudition Du reste il est enrichi de planches bien gravées qui représentent les insignes et costumes des différents ordres". en savoir plus ou commander l'exemplaire

dimanche 29 septembre 2013

Le poète Verlaine prête son éditeur, Léon Vanier, à Henri de Sta l'illustrateur.


JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on se brouille avec Verlaine, on s’amuse devant le théâtre d’ombres du Chat noir, on fume à tire-larigot).

La vie à cheval... et rien d'autre
Au commencement, les adeptes de la bohème vivaient d’amour de l’art et d’eau de vie fraiche. «La singularité de leurs existences et l’originalité de leurs œuvres»1 étaient vécues comme une fin en soi par ces artistes et écrivains francs-tireurs. Mais le XIXème siècle avançant, le mouvement, victime de son succès et du systématisme qui l'accompagne, est obligé de se forger une image de fabrique. Le cercle vicieux de cette auto-promotion littéraire passe alors par le cabaret, la revue littéraire et par le choix d’un éditeur ad hoc. Le coquetel composé de quelques heures de présence dans les cabarets subversifs à l’image du Chat noir, d’une poignée d’articles pour les revues littéraires d’avant-garde de l’acabit de Lutèce et du choix d’éditeurs frondeurs tel que Léon Vanier, reste l’assurance de toucher le tiercé gagnant dans l'ordre. Pour un poète bohème, Vanier représente l’anti-Lemerre par excellence. Travailler avec lui, c’est entrer dans la cour des décadents.
Des cabarets tels que les Hydropathes d’Emile Goudeau ou le Chat noir de Rodolphe Salis sont des rampes de lancement essentiels aux auteurs en quête de faire-valoir. Au Chat noir, on voit souvent attablés Léon Vanier et Verlaine. Ces deux là forment à ce qu’on en dit, un ménage très à part «fixe et perpétuel, qui secoue la bile» du poète : « c’est l’association et l’antagonisme de ses intérêts d’auteur avec ceux de l’éditeur Vanier. Trop de similitudes existent entre ces deux émotifs pour que n’en résulte pas la sympathie de deux êtres qui s’avouent les proies de tempéraments analogues. Cela fait qu’ils se disputent continuellement et toujours finissent par s’entendre» 2.
Pour l’heure, les deux compères, entre deux brouilles, sirotent au Chat noir une absinthe et s’esclaffent devant une représentation du théâtre d’ombres dont tout le monde raffole ici. Les silhouettes en noir, qui se découpent sur un fond éclairé, réjouissent les grands enfants que sont les pensionnaires chatnoiresques. D’autre fois, c’est avec l’illustrateur Henri de Sta que Vanier lève le coude. Sta s’est fait une spécialité de ces silhouettes en noir. Vanier en légende certaines, les édite toutes sous forme de petits albums à un franc. L’un d’entre eux, La vie à cheval, a retenu notre attention.

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).

Avant de rentrer dans le cœur de l’album qui nous occupe, revenons si vous le voulez bien sur le phénomène de la silhouette en noir. Cette forme graphique a durablement stimulé les artistes du dernier tiers du XIXème s. A l’automne 1885, Georges Auriol et Henry Somm ont eu l’idée d’agrémenter la salle des fêtes du Chat noir d’un théâtre de marionnettes3, hommage irrévérencieux aux Guignols des très chics jardins du Luxembourg et des Tuileries. Très vite, un autre habitué du cabaret, l’immense Henri Rivière, a l’idée de balancer un grand morceau d’étoffe sur le théâtre. Il découpe vite fait quelques silhouettes en carton. S’anime alors, de derrière l’écran blanc, une paire de sergents de ville à qui le chansonnier Jules Jouy donne sur le champ la parole, en entonnant quelques couplets de sa composition4.
Vallotton, prince du noir et blanc
L’intérêt pour la silhouette, l’engouement pour le contraste du noir et blanc, les recherches esthétiques qu’elle suscite, vont occuper les artistes de l’époque. Au milieu des années 1890, c’est Valloton qui donnera ses lettres de noblesse au procédé en gravant notamment les sept lithographies de Paris intense (Joly, 1894) ou les  xylographies de Rassemblements (Uzanne, 1896).
Cela dit, depuis les années 1880, Henri de Sta (1846-1920), s’était déjà fait une spécialité de ces silhouettes en noir qu’il traitait sur le mode rigoureusement humoristique. Avec Vanier, son ami, son éditeur, son co-auteur, ils vont concocter quelques-unes des plaquettes les plus réussies de la «collection Vanier», dont cette Vie à cheval que nous feuilletons présentement. 
2 médaillons, 1 lardon
15 silhouettes s’y succèdent. Chacune d'elle est surmontée de deux petits médaillons qui à gauche et à droite présentent respectivement le cavalier et le cheval, mis en situation dans l’illustration principale.
pas peu fier avec son écuyère
La typologie qu’on y trouve est représentative d’une «classe à cheval» inédite, de ces classes sociales transversales qui n’existent que rarement dans l'organisation humaine. Moins de trente ans avant le déclenchement de la première guerre mondiale, rien n’apparait possible sans un cheval à portée de main. A cheval, jeunesse se passe ; on fait ses classes ; on joue les midinettes, le mignon ou le maquignon ; on part en consultation médicale ; on fait le beau, la guerre, des affaires ; on chasse, on défile, on s’affiche. Et, bien que les dessins enlevés et croquignolets de Sta (à la ville, Henry de Saint-Alary) se suffisent à eux-mêmes, les légendes de Vanier ajoute malgré tout un supplément de jubilation. Le cheval de cirque «habitué aux ovations, prend pour lui une bonne partie des bravos»; employé par la cavalerie légère, la crinière dans l’œil, «le petit cheval de Tarbes est ,[…une] bonne bête gracieuse et intelligente» ; "l’air paterne et bon enfant [du cheval de louage], encourage le potache en vacances à se servir d’éperons» ; le poney du jeune cavalier «vif comme un chamois, doux comme un mouton et frisé comme lui, […n’est ] pas plus haut qu’un gros chien».
Delton et Sta inventent la centauresse moderne
L'activité équestre parisienne est particulièrement présente dans cette galerie de portraits équestres. L’amazone ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que Delton photographie pour son Tour du Bois qui parait un an avant la plaquette potache. Le cheval de la jeune femme photographié se cabre tandis que la silhouette dessinée trotte à vive allure. L’impression tonique qui se dégage des deux compositions est accentuée par le parti pris de montrer les deux amazones côté selle découverte, telles deux centauresses des temps modernes.
Toujours selon Vanier, le «sportsman consommé», tapis de selle à carreaux, pantalon rayé, est prêt à faire le tour du lac, au trot en suspension. Une fois encore, nous nous retrouvons à Paris, à proximité de l’allée des acacias immortalisée par Sem.
Pour ce qui est des mœurs cavalières de la campagne, Sta et Vanier ont pris le parti de camper les grandes figures tutélaires rurales. Le médecin de campagne, le maquignon filochard sont croqués à l’instar du veneur qui présente un faux air du marquis de Chambray, maître cynégétique s’il en est !

figure tutélaire
Autre signe de temps irrémédiablement révolus, une grande partie des cavaliers montent et fument à la fois. En 1925, Francis de Miomandre, dans ses incontournables Fumets et fumées, commencera son chapitre sur les cigares, en lançant ce cri du cœur : « vous demandez maintenant comment il faut fumer ? tout beau monsieur ! d’abord qui êtes-vous ? croyez-vous donc qu’il soit donné à tout le monde de pouvoir fumer ? pas plus que les monocles ne vont à toutes les orbites, les cigares ne s’accordent à toute les bouches ». A regarder les trognes et les allures des fumeurs de Sta et Vanier, rien ne semble plus vrai que cette mise en garde ! L'habit ici fait le moine, ou plus justement Le tabac fait le cavalier: le lycéen joue au cador en arborant un fume-cigarette qui place sa cigarette à une lointaine encablure de ses poumons ; le gommeux galope dans un nuage de cigare ; le maquignon arbore un clope tout de guingois, sans doute roulé à la diable ; le médecin de campagne emmitouflé dans un épais pardessus à capote, tire sur une réconfortante pipe d’écume ; l’infâme bourreau de vieux cheval de fiacre a mégoté jusque dans le choix de sa ridicule pipe à eau. Et même ! Le bambin, sur qui s’ouvre la plaquette, qui de la main droite tire un petit cheval à roulettes, semble de la main gauche imiter son fumeur de père en suçotant sa petite cravache d’opérette.
cavaliers sachant fumer
Si Vanier caressait secrètement l'idée de toucher à la gloire en ayant eu le cran d’éditer Verlaine et ses potes décadents, il ne pensait surement pas donner un témoignage de première bourre en s’amusant avec Henri de Sta. Pourtant, cet album à un franc représente une source fiable, un reportage de terrain, le polaroïd d’un monde vivace et moribond à la fois.
Plus certainement Vanier ne voyait dans l’élaboration de ces petites pochades, qu’une manière de se soulager du poids des responsabilités d’éditeur anti-Lemerre qu’il était et une façon de dédramatiser les brouilles à répétition auxquelles lui et Verlaine étaient sujets. Au contraire, Verlaine y voyait, lui, pas moins que de « délicieux bouquins », légendés pour certains par un éditeur « qui [maniait] la plume très allégrement, ma foi, et [avait] écrit la plupart des légendes des amusantes plaquettes illustrées par H. de Sta ». Toujours d’après le poète, dans son magasin du quai Saint-Michel où se donnaient rendez-vous Fénéon, Huysmans, Verlaine, Moréas, Hérédia, Mallarmé et les autres, «Vanier circulait, accueillait, priait d’excuser, opinait, tançait un commis, vendait, feuilletait des manuscrits, lorgnait une gravure : très pittoresque et vivant le patron»6. Je vous avouerais que, si là, tout de suite, on m’offrait un aller et retour en 1885, je me transporterai sans hésiter d’abord dans cette arrière-boutique, puis seulement après, longtemps après, j’irai à pied, le nez au vent, les mains au fond des poches, commander une absinthe, son sucre et sa cuillère au patron de l’illustre Chat noir. © texte et photos villa browna sauf mention contraire | Valentine del Moral

bibliographie:

1: Alves, Audrey. Pourchet, Maria. Les médiations de l'écrivain: Les conditions de la création littéraire.   L'Harmattan, 2011.  2: Delahaye, Ernest. Verlaine: étude biographique. Slatkine, 1919.  3 : Alves, Audrey. Pourchet, Maria. Les médiations de l'écrivain: Les conditions de la création littéraire.   L'Harmattan, 2011. 4 : Didier, Bénédicte. Petites revues et esprit bohème à la fin du XIXe (1878-1889): Panurge, Le Chat noir, La Vogue, Le Décadent, La Plume. L’Harmattan 2009. 5 : Vallotton, Flammarion, 199". 6: Les hommes d’aujourd’hui dans les Oeuvres complètes de Paul Verlaine. Vanier. 1902-1905.  

LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont actuellement en vente à la librairie:

Léon Vanier. La Vie à Cheval. Illustrations de H. de Sta.

Libraire-éditeur, 1885. 15 feuillets.
In-8 carré, broché, couverture illustrée.
Henri de Sta, nom de plume d’Henry de Saint-Alary, (1846-1920) donne ici un raccourci saisissant de la vie du cheval et de son cavalier au XIXème s. Inspirés des ombres chinoises, ses dessins laissent malgré tout apparaitre les détails intérieurs aux silhouettes. Chaque caricature est flanquée en haut, de part et d’autre, des portraits en médaillon du cavalier et de sa monture. Le texte plein d’humour est du à Léon Vanier, qui n’est rien moins que… l’éditeur de Verlaine. en savoir plus ou commander l'exemplaire



Delton. Le Tour du Bois. Photogravures. J. Delton. Photographie Hippique.
Paris, 1884. [2] pp., 25 planches hors texte de photographies, [4] pp.
Grand in-8 oblong, bradel éditeur. Dos et couvertures ornés d'encadrements et de fleurons.
Préface de Jules Paton qui rend hommage à la réduction du temps de pose obtenu par Delton et qui prophétise qu’«un jour viendra, [on ne doit pas] en douter, où les collectionneurs, […] achèteront à prix d’or ce Tour du Bois, croqué sur nature, dans ce moment aristocratique de la promenade à cheval». 25 planches présentent chacune, une photogravure mesurant plus ou moins, 10,5X9,5 cm. En fin de volume, se trouve l’index des personnalités apparaissant sur les clichés de ce recueil « représentant [selon Mennessier de la Lance], toutes les célébrités hippiques d’alors, prises au passage ». Citons les Ganay en famille, la duchesse d’Uzès souriante, le maréchal de Mac Mahon... On ne peut s’empêcher de penser à Sem arpentant les mêmes allées à la même époque alors qu’il pensait à croquer ses silhouettes pour sa série des Acacias. Mennessier, I, 381. en savoir plus ou commander l'exemplaire