jeudi 14 mars 2013

Célébrons le billard, le cigare aux lèvres, la queue à la main.

JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS.  (C’est dommage : dans la suite du texte, on cambre les reins, on se familiarise avec une rondelle miraculeuse, le massé et le procédé). 
Antoine Lalanne, greffier de son état, supportait jour après jour «ces avocats qui prolongent trop les débats». On l’aurait plaint volontiers le brave homme et puis c’aurait été tout. On l’aurait vite oublié pour reporter nos lamentations sur l’objet favori de toutes nos attentions, à savoir nous-mêmes. Et nous aurions eu doublement tort, d’abord parce
que Lalanne avait un frère graveur et ensuite parce que ce scribouillard était un émérite queutard. N’écarquillez pas les yeux ainsi, ne nous égarons pas, arrêtez de glousser et entendez-moi bien : Lalanne, fonctionnaire de la cour impériale de Bordeaux, jouait furieusement au billard, voilà tout. Il l’avait tellement chevillé au corps ce passe-temps qu’il finit par y consacrer une plaquette de 22 pages réunies sous le titre laconique de Le Billard et illustrées de deux eaux-fortes de Maxime Lalanne.
 

 QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
   
Lalanne donc, demanda à son frère Maxime, « l'homme de l’eau-forte vive et claire […] à la pointe déliée, prompte, spirituelle […dont les] planches se distinguent toutes par une facture amusante, par un effet brillant et piquant » d’illustrer les deux textes, l’un en prose, l’autre en vers, qu’il avait écrit la tête  inclinée entre deux imposantes piles de dossiers, à la lumière blanche d’une lampe à essence Mille. Sans doute s’est-il balancé sur sa chaise cherchant l’inspiration en tirant sur sa pipe ou en crapotant un cigare de derrière les fagots. Pour les dossiers, la lampe et la chaise, rien n’est moins sûr. Pour le tabac, en revanche, on peut en être certain. Il suffit de regarder attentivement la page de titre gravée que composa fraternellement Maxime Lalanne. Le titre est placé dans un encadrement de jeunes branches bourgeonnantes qui s’entortillent autour de deux queues de billard. En haut de la page, la déesse des jeux trônant sur une boule de billard brandit un sceptre à tête de fou à grelots. De part et d’autre de la mention d’édition, une fillette tient un cerceau, un garçonnet actionne une toupie. Entre les deux enfants, a été dessinée une composition révélatrice. On y voit, une longue pipe orientalisante, une douzaine de cigares serrée par un lien, une bouteille débouchée, deux boules blanches, une rouge, et un compte-points de billard aux allures de boulier. Une telle nature morte pose bien son vivant et Antoine Lalanne, osez dire le contraire, nous apparait à 150 ans de distance encore bien sympathique.

   Il l’est d’autant plus, une fois qu’on a lu l’avant-propos et le poème primesautier qu’annonce cette charmante page de titre. L’auteur s’y fait tout d’abord gentiment cocardier en se demandant « d’où nous vient ce jeu ? On n’en sait rien. Mais il est trop récréatif, trop ingénieux, pour qu’il n’est pas une origine française ». Puis, il s’improvise cartomancien et prédit que  « le temps n’est pas éloigné où, à  l’égal du piano, le Billard occupera sa place dans la maison du père de famille ».

  
Puis Lalanne se met à rimer les attitudes, les gestes, les couleurs, les virtuosités du billard. Avant tout, le billard est ainsi fait «qu’il faut toujours que le joueur / Prenne une pose sans raideur / Qu’il ait du tact, de la prestesse, / Du dégagé, de la souplesse / Le coup d’œil sûr du bon chasseur, / Un esprit vif et de l’adresse». Pas embarrassé pour un sou par la contrainte de la rime, il décrit à plusieurs endroits des coups de carambole, le «coup sec [qui] fait rester en place», le coup bridé avec lequel il n’ y a «point de glissade, / On recule … pour avancer», ou encore le hasardeux coup de la «bille forcée [qui] / frappe la bande par sept fois , / arrive au but, et, relancée, / Toute fière, toute empressée, / Poursuit le cours de ses exploits». 
De la prestesse, du dégagé...





 
  Il s’amuse à jouer avec l’ivoire et le rouge des billes, le «blanc d’Espagne» crayeux qui macule le procédé, cette miraculeuse rondelle de cuir collée au bout de la queue inventée vers 1823, qui révolutionna le jeu en permettant de créer des effets avec la bille tandis que la craie permettait l’effet rétro. Il évoque également le vert du tapis, vert  que l’on retrouve aux lauriers de la couronne qu’il tresse à la tête de Berger, ce joueur hors pair qui exporta son savoir-faire en Amérique  et qui rédigea les Principes du jeu de billard, ce même Berger qui s’écria alors qu’il y avait pléthore de candidats qui cherchaient à se mesurer à lui : «Laissez-moi donc tranquille avec votre partie de billard, vous savez bien que je suis le professeur sans rivaux. Allons donc je ne le disais pas mais vous m’y forcez : il n y a qu’un seul joueur de billard et c’est moi Berger» ! Lalanne lui adjoint cependant deux challengers : Mengaut (ou Mingaud) «fameux joueur du premier empire qui pendant sa détention en Angleterre inventa la queue à procédé» et Sauret (Soret) « amateur gracieux du massé,  ce coup mirobolant» qui  consiste à contourner la bille à l’aide d’une trajectoire curviligne pour aller caramboler, une bille se trouvant plus ou moins alignée.

   Avant d’achever son aimable pochade, Antoine Lalanne, voulant prouver la supériorité sans partage du billard, le

compare au whist et au boston. Le graveur reprend à son compte la comparaison et  donne une eau-forte
partie de whist suicidaire
lumineuse du billard et une ténébreuse gravure de la partie de whist illustrant au plus près la vision de son frère : « j’aperçois dans l’inertie / quatre mortels, très-gravement, / Autour d’une table assombrie, / S’imposer respectivement / quelque bonne paralysie / Ou la goutte, ou l’apoplexie, / privés qu’ils sont de mouvement ».
   Enfin et pour finir de nous convaincre, l’auteur met une cerise sur le gâteau, une bille rouge sur le tapis vert. Il nous donne l’assurance d’un «jeu par lequel on digère et qui fait naître l’appétit ». CQFD ! Il n’y a donc aucun mouron à se faire. Le billard est un jeu d’intellect ET de gambettes. Sa pratique est pleinement  justifiée par «son utilité pour le corps qu’il exerce, pour l’intelligence dont il entretient les facultés, pour l’âme qu’il délasse, sans éveiller en elle ce qu’on nomme justement la fatale passion du jeu». Sans éveiller la passion du jeu...Candide Lalanne ! Laissons-le en paix. N’évoquons qu’à voix basse Eddie le Rapide l’arnaqueur de billard américain, incarné au cinéma en 1961, par Paul Newman qui plumait ses adversaires en jouant maladroitement les premières parties et qui rêvait de battre le champion Minnesota Fats. Dieu sait pourtant qu’Eddie-Newman avait la prestesse, le dégagé, la souplesse, le coup d’œil sûr qui plaisaient tant à Antoine Lalanne ! Où va le monde mon bon monsieur ? Je vous le demande.  © texte et photos villa browna | Valentine del Moral.

LE LIVRE QUI NOUS A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est actuellement en vente à la librairie:
 
Antoine LALANNE Le Billard par A. Lalanne, greffier à la Cour impériale de Bordeaux, avec eaux-fortes.
Paris, Aug. Aubry, 1866. Plaquette in-8. Titre gravé, 22, [2] pp., deux planches hors-texte. Rare ouvrage sur le billard vantant le jeu, détaillant les coups, rendant hommage à deux joueurs de légende. Le titre et deux planches sont gravés par le frère de l’auteur, le grand aquafortiste Maxime Lalanne.
Béraldi, Les graveurs du 19e siècle; guide de l'amateur d'estampes modernes - La Gascogne Littéraire, Slatkine, 1970, pp.176 - Auguste Aubry, Bulletin du bouquiniste, 1866, pp.805 - Fédération fçe de billard http://fr.scribd.com/doc/3479508/8/S%E2%80%99initier-au-masse .