jeudi 18 juillet 2013

Remisez la game boy et le smartphone et adoptez le Tissandier

JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on trimballe Gambetta en ballon, on se fait des moustaches au noir de bouchon, on allume une bougie assis sur une bouteille et on prend une leçon de pilotage avec Wright)

version bleue
Pour comprendre tout l’intérêt de ces Jeux et jouets du jeune âge, qui parurent en 1884, il faut commencer par savoir que l’album a été imaginé par deux hommes, un père et un oncle. On peut du coup s’étonner du résultat curieusement raffiné. La mise en page est recherchée, les tons aquarellés des illustrations délicats, l’ensemble en un mot, ravissant. Deux couleurs de couvertures moirées ont été choisies, le bleu et le rouge rosé. Ah ! J’en entends d’ici certains déjà crier haro sur le baudet !  Le bleu pour les garçons ! Le rose pour les filles ! Enfer et discrimination ! Les biblio-réacs à la lanterne ! Aux filles, les petites voitures , la dinette aux garçons ! On se calme, on remet son pan de chemise, on essuie le filet de bave qui perle et on écoute. Outre le fait que, oui, Hello Kitty fait rudement plaisir aux donzelles et que les Lego ne finissent pas d’emballer les minots, les auteurs ont plutôt voulu, nous semble-t-il, démontrer que les sciences amusantes étaient destinées autant à un sexe qu’à l’autre. «L’enseignement par les jeux» accompagné de l’attention et de la tendresse des grandes personnes est
version rose
selon Gaston et Albert Tissandier, la meilleure des entrées en matière à la Connaissance. A l’heure des PS Vita et des Game boy dont les écrans nécessitent la pénombre des intérieurs et alors que les enfants s’enfoncent avec délice dans les grandes vacances, la nature et les jeux d’extérieur, les travaux manuels qu’ils prônent dans leur livre arrivent à point nommé pour nous rappeler qu’on peut  survivre à l’absence d’électricité et à la perspective de longues journées ponctuées d’ennuis à mater. 

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent)

Deux frères étaient donc unis comme les  cinq doigts de la main sur terre comme au ciel. L’un, Gaston, le scientifique de la paire fut une des figures majeures de l’aérostation mondiale, l’inventeur du moteur électrique pour dirigeable et le chantre de la vulgarisation scientifique. L’autre, Albert, l’ainé, plus artiste, fut architecte et dessinateur. Les deux s’élevèrent de concert et à l’envie dans les airs propulsés toujours plus haut et plus loin par les améliorations de Gaston. Ces compagnons de voyage en ballon devaient aimer la promiscuité, puisqu’ils furent aussi collocs la plus grande partie de leur vie, au 50 de la rue de Châteaudun. Or, Gaston avait deux enfants, Hélène et Paul, nés en 1880 et 1881, neveux chéris par Albert. Ils ne sont pas encore bien grands quand parait cet album en 1884, mais c’est bien connu, la valeur n’attend pas le nombre des années, au même titre qu’il est de notoriété publique que Henri IV se mettait à quatre pattes pour jouer à dada avec ses enfants. C’est prenant exemple sur le royal papa et sur leur propre père «précurseur un peu inconscient de l’éducation par les leçons de choses» qui «avait pour ses enfants une amitié rare» que les deux frères élaborèrent leur recueil.
une poupée coquelicot, une!
Une bonne partie de ses pages s’appuie sur «la nature, dont l’étude doit précéder tout enseignement. Elle a le mérite incomparable de s’exercer au dehors, à la campagne, au grand air et de développer les forces physiques aussi bien que l’intelligence». Reconnaissons que rarement désormais on possède de cloches à melon et c'est bien dommage: elles pouvaient se transformer en d’épatants aquarium-perchoir-jardinières. Vous pouvez plus aisément aller faire cueillir à votre bambin un coquelicot. « Vous en retournez sens dessus dessous les pétales rouges, de manière à ce que la queue de la fleur (le pédoncule) soit en bas, et la tête (les étamines et le pistil) soit en haut ; un fil formera la ceinture, et une brindille de graminée fera une coiffure à plume. Voilà une petite poupée fraîche et charmante ».


jeu du centre de gravité
Vous êtes au bord de la mer ? Qu’à cela ne tienne. Jouez au jeu du centre de gravité : il suffit de s’asseoir par terre, de « passer un bâton sous les jambes et
d’attacher les mains réunies par devant. Les deux combattants se mettent en face l’un de l’autre et c’est avec leurs pieds qu’ils luttent. Il s’agit de soulever les pieds de son adversaire afin de lui faire perdre l’équilibre et de déplacer en arrière son centre de gravité ; le vaincu roule sur le dos »… et ne peut se relever sans l’aide de quelque bonne âme !




dans les airs
Être dehors, c’est aussi l’occasion d’approvisionner un herbier, de mouiller son doigt et de le lever pour
savoir d’où vient le vent ; c’est encore, on n’est pas Tissandier pour rien, réaliser des cerfs-volants et des ballons qui s’envolent sous l’action d’un petit fourneau alimenté à la paille de seigle.
Gaston et Albert n’ont en effet jamais cessé de taquiner le ballon. Ils peuvent se targuer d’être les premiers combattants aériens de l'Histoire confirmant cette réflexion anglaise fièrement reprise par Gaston(1): «Le Français est essentiellement aéronaute; son caractère aventureux, un peu volage, est bien fait pour cet art merveilleux, où l'imprévu joue un si grand rôle.»  Rien de plus normal donc que lors du siège de Paris en 1870, ils aient été autorisés à mettre au point un service de renseignements et de courrier avec le reste du pays. Ils en profitèrent pour faire des relevés topographiques, pour transporter Gambetta dans leur nacelle ; Nadar fut de la partie. La poste, fine mouche, créa et factura des cartes postales spéciales dites ballons montés… Mais je m’égare.

Scrooge et crustacés
Avançons dans le temps et récupérons de nouveau l’année 1884. Hélène et Paul ont gambadé dehors et largement expérimenté les jeux du livre. Or, parfois le temps est mauvais, quotidiennement il y a le temps de la sieste ou pire, on a été convié à la table des grands. Il n'y a pas à tortiller, il faut s’occuper à l’intérieur. Pas de panique ! Gaston et Albert ont tout prévu : il y a de quoi réaliser des théâtres d’ombres et des lanternes magiques qui font un peu peur et beaucoup rire. Un pince de homard  traine sur la nappe? On la transforme en un terrible Scrooge. Une feuille de papier volète? On la saisit, on y marque 5 points au hasard, « un point donnant la place de la tête, et les quatre autres points les pieds et les mains ». Le papier, ça se découpe aussi, ça se plie, les cartes à jouer également, même si rien n’est plus spectaculaire et satisfaisant que de réussir un château de cartes babélien! Ca vaut bien une paire de moustaches au noir de bouchon, non !


papier et cartes à jouer
Mais ce que préfèrent les deux frères, c’est de jouer avec le feu ! Outre les
lanternes magiques, les citrouilles lumineuses, les lanternes vénitiennes, ils apprennent à faire des feux de Bengale rouge ou vert, des serpents de pharaon qui, lorsqu’ils sont allumés, « se boursouflent, s’allongent et déroulent leurs replis tortueux à la façon d’un reptile ». Si les illustrations pétillantes se trouvent bien dans le corps de l’album destiné aux petits lecteurs, les secrets de fabrication sont cachés dans l’introduction réservée aux grandes personnes. Papier. Crayon. Prenez note : munissez vous de nitrate acide de mercure, de sulfocyanure de potassium, faites-en un précipité que vous filtrerez, vous y adjoindrez de l’eau gommée additionnée de nitrate de potasse. Rien que ça ! Cela va sans dire que «les substances qui servent à préparer le serpent de pharaon sont vénéneuses. La préparation que nous indiquons ne saurait être faite que par des grandes personnes». Pardi titi ! Vous préférerez sans doute et on ne vous en blamera pas, vous rabattre sur le très amusant «allume une bougie assis sur une bouteille» : comme le nom du jeu l’indique, assis sur une bouteille posée à plat, les jambes étendues et croisées, vous devrez allumer une bougie à l’aide d’une seconde, celle-là allumée que vous tiendrez dans l’autre main. Essayez, c’est pas de la tarte.
une bouteille et deux bougies
C'est bon de rigoler, mais il n'est que temps de se demander si les présupposés des frères Tissandier ont porté leurs fruits. Cela avait, on l'a vu, fonctionné à merveille sur Gaston et Albert, dont le père, c’est eux qui le disent – quel hommage – « ne vivait que pour eux et par eux, et excellait à leur donner, en toute occasion, des notions utiles sous une forme attrayante, souvent amusante ». Il faut croire que ce brave homme avait eu lui-même un grand- père du même acabit et que le goût pour la botanique fut reçu également en partage de l'aïeul, le célèbre botaniste Charles-Louis Lhéritier de Brutelle, dont l’herbier et les idées survécurent à la révolution. Mais qu’en fut-il des enfants de Gaston ? D’Hélène, on ne sait quasiment rien. Mais de Paul, le petit garçon de trois ans à qui est dédié à moitié ce délicieux album, on en connait des tonnes. Il s’est pleinement nourri des leçons de choses sur mesure et a largement développé le penchant familial pour les sciences et les airs. En un mot, il a su profiter de cette
Gaston et Albert

attention tutélaire qui se poursuivit longtemps après la rédaction de cet album de toute beauté, comme en témoigne Albert : «le soir, dans ce même salon de travail, Gaston Tissandier, en même temps qu’il pensait à La Nature [revue qu’il avait fondée], s’entourait de ses deux enfants et s’occupait à les faire travailler. Il reportait sur eux tout l’amour qu’il avait eu pour sa jeune et gracieuse femme, morte à 30 ans à peine [en 1892, alors que ses enfants avaient  12 et 11 ans]».
Paul, pour faire court, fut l’un des trois premiers pilotes français, avec le comte de Lambert et le capitaine Lucas-Girardville à avoir eu comme professeur le légendaire Wilbur Wright. Le 4 février 1909, à 16 h 55, il reçut sa première leçon et atterrit au bout de 3 mn. Le 24 février 1909, il effectuait son premier vol solo. On lui octroya le brevet de pilote n°10 bis. Le rejeton Tissandier incarnait «parfaitement le modèle du sportman des années 1900 : aéronaute, amateur d’escalade, de chasse à l’isard et de
Paul
ski »(2). Tout ce qu’on aime. Suivez-le guide messieurs! Ça ne fait pas mal. Posez votre smartphone, cadenassez votre scooter trois roues, mettez-vous pieds nus ( oui, oui, l’herbe, c’est frais et ça chatouille), remontez vos bras de chemise et le bas de vos pantalons et empoignez filets à papillons, arc et sarbacane faits maison. Vos enfants vous le rendront au centuple. © texte et photos villa browna sauf mention contraire | Valentine del Moral
Vos enfants vous le rendront au centuple
 Bibliographie: 
(1) Gaston Tissandier, En ballon! Pendant le siège de Paris. Souvenirs d'un aérostier 1870-1871. 
(2) Luc Robène, L'homme à la conquête de l'air: Des aristocrates éclairés aux sportifs bourgeois - Tome 2: L'aventure aéronautique et sportive XIXe-XXe siècles. Editions L'Harmattan, 1 mai 1998.

LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont actuellement en vente à la librairie:

Gaston et Albert TISSANDIER.
Jeux et jouets du jeune âge. Choix de récréations amusantes et instructives. Texte par Gaston Tissandier, dessins et compositions par Albert Tissandier.
 
Paris, G. Masson, [1884, daté d'après le dépôt légal.]. 48 pp.
In-4, cartonnage d'éditeur aux plats biseautés recouverts de tissu moiré sable à décor or, noir et rouge ; dos tissé de fil rouge. menus frottements d'usage.
Édition originale illustrée à toutes pages en couleurs de ce vade-mecum savoureux des jeux astucieux à proposer aux petits enfants.
Nous présentons un album bleu et un album rose, réunion rare des deux versions de ce même album. Ils sont vendus séparément.