dimanche 29 septembre 2013

Le poète Verlaine prête son éditeur, Léon Vanier, à Henri de Sta l'illustrateur.


JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on se brouille avec Verlaine, on s’amuse devant le théâtre d’ombres du Chat noir, on fume à tire-larigot).

La vie à cheval... et rien d'autre
Au commencement, les adeptes de la bohème vivaient d’amour de l’art et d’eau de vie fraiche. «La singularité de leurs existences et l’originalité de leurs œuvres»1 étaient vécues comme une fin en soi par ces artistes et écrivains francs-tireurs. Mais le XIXème siècle avançant, le mouvement, victime de son succès et du systématisme qui l'accompagne, est obligé de se forger une image de fabrique. Le cercle vicieux de cette auto-promotion littéraire passe alors par le cabaret, la revue littéraire et par le choix d’un éditeur ad hoc. Le coquetel composé de quelques heures de présence dans les cabarets subversifs à l’image du Chat noir, d’une poignée d’articles pour les revues littéraires d’avant-garde de l’acabit de Lutèce et du choix d’éditeurs frondeurs tel que Léon Vanier, reste l’assurance de toucher le tiercé gagnant dans l'ordre. Pour un poète bohème, Vanier représente l’anti-Lemerre par excellence. Travailler avec lui, c’est entrer dans la cour des décadents.
Des cabarets tels que les Hydropathes d’Emile Goudeau ou le Chat noir de Rodolphe Salis sont des rampes de lancement essentiels aux auteurs en quête de faire-valoir. Au Chat noir, on voit souvent attablés Léon Vanier et Verlaine. Ces deux là forment à ce qu’on en dit, un ménage très à part «fixe et perpétuel, qui secoue la bile» du poète : « c’est l’association et l’antagonisme de ses intérêts d’auteur avec ceux de l’éditeur Vanier. Trop de similitudes existent entre ces deux émotifs pour que n’en résulte pas la sympathie de deux êtres qui s’avouent les proies de tempéraments analogues. Cela fait qu’ils se disputent continuellement et toujours finissent par s’entendre» 2.
Pour l’heure, les deux compères, entre deux brouilles, sirotent au Chat noir une absinthe et s’esclaffent devant une représentation du théâtre d’ombres dont tout le monde raffole ici. Les silhouettes en noir, qui se découpent sur un fond éclairé, réjouissent les grands enfants que sont les pensionnaires chatnoiresques. D’autre fois, c’est avec l’illustrateur Henri de Sta que Vanier lève le coude. Sta s’est fait une spécialité de ces silhouettes en noir. Vanier en légende certaines, les édite toutes sous forme de petits albums à un franc. L’un d’entre eux, La vie à cheval, a retenu notre attention.

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).

Avant de rentrer dans le cœur de l’album qui nous occupe, revenons si vous le voulez bien sur le phénomène de la silhouette en noir. Cette forme graphique a durablement stimulé les artistes du dernier tiers du XIXème s. A l’automne 1885, Georges Auriol et Henry Somm ont eu l’idée d’agrémenter la salle des fêtes du Chat noir d’un théâtre de marionnettes3, hommage irrévérencieux aux Guignols des très chics jardins du Luxembourg et des Tuileries. Très vite, un autre habitué du cabaret, l’immense Henri Rivière, a l’idée de balancer un grand morceau d’étoffe sur le théâtre. Il découpe vite fait quelques silhouettes en carton. S’anime alors, de derrière l’écran blanc, une paire de sergents de ville à qui le chansonnier Jules Jouy donne sur le champ la parole, en entonnant quelques couplets de sa composition4.
Vallotton, prince du noir et blanc
L’intérêt pour la silhouette, l’engouement pour le contraste du noir et blanc, les recherches esthétiques qu’elle suscite, vont occuper les artistes de l’époque. Au milieu des années 1890, c’est Valloton qui donnera ses lettres de noblesse au procédé en gravant notamment les sept lithographies de Paris intense (Joly, 1894) ou les  xylographies de Rassemblements (Uzanne, 1896).
Cela dit, depuis les années 1880, Henri de Sta (1846-1920), s’était déjà fait une spécialité de ces silhouettes en noir qu’il traitait sur le mode rigoureusement humoristique. Avec Vanier, son ami, son éditeur, son co-auteur, ils vont concocter quelques-unes des plaquettes les plus réussies de la «collection Vanier», dont cette Vie à cheval que nous feuilletons présentement. 
2 médaillons, 1 lardon
15 silhouettes s’y succèdent. Chacune d'elle est surmontée de deux petits médaillons qui à gauche et à droite présentent respectivement le cavalier et le cheval, mis en situation dans l’illustration principale.
pas peu fier avec son écuyère
La typologie qu’on y trouve est représentative d’une «classe à cheval» inédite, de ces classes sociales transversales qui n’existent que rarement dans l'organisation humaine. Moins de trente ans avant le déclenchement de la première guerre mondiale, rien n’apparait possible sans un cheval à portée de main. A cheval, jeunesse se passe ; on fait ses classes ; on joue les midinettes, le mignon ou le maquignon ; on part en consultation médicale ; on fait le beau, la guerre, des affaires ; on chasse, on défile, on s’affiche. Et, bien que les dessins enlevés et croquignolets de Sta (à la ville, Henry de Saint-Alary) se suffisent à eux-mêmes, les légendes de Vanier ajoute malgré tout un supplément de jubilation. Le cheval de cirque «habitué aux ovations, prend pour lui une bonne partie des bravos»; employé par la cavalerie légère, la crinière dans l’œil, «le petit cheval de Tarbes est ,[…une] bonne bête gracieuse et intelligente» ; "l’air paterne et bon enfant [du cheval de louage], encourage le potache en vacances à se servir d’éperons» ; le poney du jeune cavalier «vif comme un chamois, doux comme un mouton et frisé comme lui, […n’est ] pas plus haut qu’un gros chien».
Delton et Sta inventent la centauresse moderne
L'activité équestre parisienne est particulièrement présente dans cette galerie de portraits équestres. L’amazone ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que Delton photographie pour son Tour du Bois qui parait un an avant la plaquette potache. Le cheval de la jeune femme photographié se cabre tandis que la silhouette dessinée trotte à vive allure. L’impression tonique qui se dégage des deux compositions est accentuée par le parti pris de montrer les deux amazones côté selle découverte, telles deux centauresses des temps modernes.
Toujours selon Vanier, le «sportsman consommé», tapis de selle à carreaux, pantalon rayé, est prêt à faire le tour du lac, au trot en suspension. Une fois encore, nous nous retrouvons à Paris, à proximité de l’allée des acacias immortalisée par Sem.
Pour ce qui est des mœurs cavalières de la campagne, Sta et Vanier ont pris le parti de camper les grandes figures tutélaires rurales. Le médecin de campagne, le maquignon filochard sont croqués à l’instar du veneur qui présente un faux air du marquis de Chambray, maître cynégétique s’il en est !

figure tutélaire
Autre signe de temps irrémédiablement révolus, une grande partie des cavaliers montent et fument à la fois. En 1925, Francis de Miomandre, dans ses incontournables Fumets et fumées, commencera son chapitre sur les cigares, en lançant ce cri du cœur : « vous demandez maintenant comment il faut fumer ? tout beau monsieur ! d’abord qui êtes-vous ? croyez-vous donc qu’il soit donné à tout le monde de pouvoir fumer ? pas plus que les monocles ne vont à toutes les orbites, les cigares ne s’accordent à toute les bouches ». A regarder les trognes et les allures des fumeurs de Sta et Vanier, rien ne semble plus vrai que cette mise en garde ! L'habit ici fait le moine, ou plus justement Le tabac fait le cavalier: le lycéen joue au cador en arborant un fume-cigarette qui place sa cigarette à une lointaine encablure de ses poumons ; le gommeux galope dans un nuage de cigare ; le maquignon arbore un clope tout de guingois, sans doute roulé à la diable ; le médecin de campagne emmitouflé dans un épais pardessus à capote, tire sur une réconfortante pipe d’écume ; l’infâme bourreau de vieux cheval de fiacre a mégoté jusque dans le choix de sa ridicule pipe à eau. Et même ! Le bambin, sur qui s’ouvre la plaquette, qui de la main droite tire un petit cheval à roulettes, semble de la main gauche imiter son fumeur de père en suçotant sa petite cravache d’opérette.
cavaliers sachant fumer
Si Vanier caressait secrètement l'idée de toucher à la gloire en ayant eu le cran d’éditer Verlaine et ses potes décadents, il ne pensait surement pas donner un témoignage de première bourre en s’amusant avec Henri de Sta. Pourtant, cet album à un franc représente une source fiable, un reportage de terrain, le polaroïd d’un monde vivace et moribond à la fois.
Plus certainement Vanier ne voyait dans l’élaboration de ces petites pochades, qu’une manière de se soulager du poids des responsabilités d’éditeur anti-Lemerre qu’il était et une façon de dédramatiser les brouilles à répétition auxquelles lui et Verlaine étaient sujets. Au contraire, Verlaine y voyait, lui, pas moins que de « délicieux bouquins », légendés pour certains par un éditeur « qui [maniait] la plume très allégrement, ma foi, et [avait] écrit la plupart des légendes des amusantes plaquettes illustrées par H. de Sta ». Toujours d’après le poète, dans son magasin du quai Saint-Michel où se donnaient rendez-vous Fénéon, Huysmans, Verlaine, Moréas, Hérédia, Mallarmé et les autres, «Vanier circulait, accueillait, priait d’excuser, opinait, tançait un commis, vendait, feuilletait des manuscrits, lorgnait une gravure : très pittoresque et vivant le patron»6. Je vous avouerais que, si là, tout de suite, on m’offrait un aller et retour en 1885, je me transporterai sans hésiter d’abord dans cette arrière-boutique, puis seulement après, longtemps après, j’irai à pied, le nez au vent, les mains au fond des poches, commander une absinthe, son sucre et sa cuillère au patron de l’illustre Chat noir. © texte et photos villa browna sauf mention contraire | Valentine del Moral

bibliographie:

1: Alves, Audrey. Pourchet, Maria. Les médiations de l'écrivain: Les conditions de la création littéraire.   L'Harmattan, 2011.  2: Delahaye, Ernest. Verlaine: étude biographique. Slatkine, 1919.  3 : Alves, Audrey. Pourchet, Maria. Les médiations de l'écrivain: Les conditions de la création littéraire.   L'Harmattan, 2011. 4 : Didier, Bénédicte. Petites revues et esprit bohème à la fin du XIXe (1878-1889): Panurge, Le Chat noir, La Vogue, Le Décadent, La Plume. L’Harmattan 2009. 5 : Vallotton, Flammarion, 199". 6: Les hommes d’aujourd’hui dans les Oeuvres complètes de Paul Verlaine. Vanier. 1902-1905.  

LES LIVRES QUI NOUS ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont actuellement en vente à la librairie:

Léon Vanier. La Vie à Cheval. Illustrations de H. de Sta.

Libraire-éditeur, 1885. 15 feuillets.
In-8 carré, broché, couverture illustrée.
Henri de Sta, nom de plume d’Henry de Saint-Alary, (1846-1920) donne ici un raccourci saisissant de la vie du cheval et de son cavalier au XIXème s. Inspirés des ombres chinoises, ses dessins laissent malgré tout apparaitre les détails intérieurs aux silhouettes. Chaque caricature est flanquée en haut, de part et d’autre, des portraits en médaillon du cavalier et de sa monture. Le texte plein d’humour est du à Léon Vanier, qui n’est rien moins que… l’éditeur de Verlaine. en savoir plus ou commander l'exemplaire



Delton. Le Tour du Bois. Photogravures. J. Delton. Photographie Hippique.
Paris, 1884. [2] pp., 25 planches hors texte de photographies, [4] pp.
Grand in-8 oblong, bradel éditeur. Dos et couvertures ornés d'encadrements et de fleurons.
Préface de Jules Paton qui rend hommage à la réduction du temps de pose obtenu par Delton et qui prophétise qu’«un jour viendra, [on ne doit pas] en douter, où les collectionneurs, […] achèteront à prix d’or ce Tour du Bois, croqué sur nature, dans ce moment aristocratique de la promenade à cheval». 25 planches présentent chacune, une photogravure mesurant plus ou moins, 10,5X9,5 cm. En fin de volume, se trouve l’index des personnalités apparaissant sur les clichés de ce recueil « représentant [selon Mennessier de la Lance], toutes les célébrités hippiques d’alors, prises au passage ». Citons les Ganay en famille, la duchesse d’Uzès souriante, le maréchal de Mac Mahon... On ne peut s’empêcher de penser à Sem arpentant les mêmes allées à la même époque alors qu’il pensait à croquer ses silhouettes pour sa série des Acacias. Mennessier, I, 381. en savoir plus ou commander l'exemplaire