lundi 28 avril 2014

LES CARNETS DE BAL DE DELVAU ET WARNOD dans lesquels apparaissent La Goulue et Miley Cirus



JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on danse à la Closerie des Lilas, on va au bal corsaire de Guy Arnoux, on s’étonne de la ressemblance de la Goulue et de Miley Cyrus, on danse le « Rops and roll », on investit le Bal des invertis).
André Warnod, que le sort destina à être journaliste, passa le plus clair de sont temps de jeune homme à dessiner dans la rue, à croquer ses semblables, attablé aux terrasses des cafés, ces miradors parisiens d’excellence. Suivant des yeux ses congénères, il ne dédaigna pas leur emboiter le pas jusque dans les bals parisiens de Montmartre et d’ailleurs. Et c’est par la plume et le crayon qu’il fixa sur papier en 1922 ses souvenirs, ses enquêtes, sa science enfin des Bals de Paris. La page de titre tournée, on tombe sur une dédicace imprimée : « À Roland Dorgelès, mon vieil ami ». À mon poteau Roro imprimé sur page blanche reste un témoignage amical moins périlleux que le serment amoureux, A ma nana Nénette tatoué sur l’épaule. Dans le cas de Warnod et Dorgelès, l’hommage était d’autant moins risqué que plus de dix ans d’amitié, quatre ans de guerre et un canular de belle envergure avaient durablement soudé les deux hommes (1).

QUELQUES LIGNES SUPPLÉMENTAIRES POUR CEUX QUI N’ONT PAS NON PLUS LE TEMPS (mais qui le prennent).
Pour ce qui est du canular artistico-zoologique, si vous avez en tête l’épisode du vol de la Joconde, vous ne pouvez que connaitre celui-ci : Warnod et Dorgelès, suités de quelques aminches et précédés d’un huissier firent peindre, en mars 1910, à Joachim-Raphaël Boronali, alias Lolo l’âne du lapin agile, son fameux et unique chef d’œuvre : Coucher de soleil sur l’Adriatique. Annoncé par un manifeste tonitruant, il fut présenté dans la foulée au Salon des Indépendants. Les deux potaches voulaient juste taquiner le cube et l’impression et par la même occasion un peu Apollinaire. Leurs desseins furent dépassés : les visiteurs se précipitèrent pour l’admirer et le tableau fut acheté un pont d’or.
C’est qu’en ce temps-là, quand on voulait s’amuser, on ne faisait pas les choses à moitié. Guy Arnoux, ce charmant illustrateur au large trait et aux couleurs franches ne le prouva-t-il pas aux travers des bals de corsaires qu’il organisa ? Le premier se tint dans son atelier de la rue Visconti en 1910 : invités par un carton imité dans le livre, on ne pouvait « monter à son bord » qu’en habit de 1791 et en graissant la patte on ne sait comment à un « farouche sans-culotte » qui montait la garde sur le pont-palier. Une fois tout le monde réuni sous la lumière de lanternes sourdes, on entama un abordage de première catégorie, puis on coupa au sabre saucissons et miches de pain, on s’enivra à coup de bulles de champagne et de cidre avant que la musique accompagne la joyeuse compagnie ondoyante jusque dans la rue. Le sésame « Bal de peintres » suffisait alors à ouvrir toutes les artères et à dérider les agents de police. J’imagine juste un instant faire la même chose samedi prochain…Indiscutablement inconcevable.
Songeuse, je retourne à la lecture des Bal de Paris de Warnod. Dans une émission de télévision de 1963, Dorgelès, son compère, utilisa une formule qui explique la Butte d’avant 14 et incidemment l’attrait qu’ils connurent pour les bals : « [A Montmartre], notre destinée était ainsi tracée dès le début entre les cimetières et un bal ». Et si Warnod commence bien évidemment par évoquer les bals de son quartier, il poursuit en évoquant ceux, célèbres, indémodables, zigouillés ou moribonds qui égayèrent la capitale. Puis il rentre dans le vif du sujet en détaillant les bals qu’il connut avant-guerre, ceux qui refleurirent après guerre et les nouveaux dancings, danseurs, danses, mœurs chorégraphiques à la mode de 1922.
 
Il rend hommage à plusieurs reprises à un ouvrage d’Alfred Delvau, «son précieux petit ouvrage Les Cythères parisiennes», que par une heureuse coïncidence, nous avons également sous la main. Il est très amusant de comparer le chapitre que Delvau en 1864 et Warnod en 1922 consacrent à la Closerie des Lilas. Si Warnod pioche gaillardement dans les souvenirs de Delvau, un glissement de point de vue s’est opéré entre celui qui a vécu les anecdotes qu’il rapporte et celui qui rappelle des temps bénis qu’il n’a pas connu. Les deux représentations de l’endroit sont jumelles de composition, mais celle de Warnod est esquissée, comme si la Closerie de Delvau s’estompait, effacée lentement par le temps qui passe et brouillée par les nouveaux clients. Mais l’emprunt n’est jamais servile et dans les chapitres consacrés aux bals nouveaux, on saisit toute la justesse et l’intelligence de l’œil de Warnod qui auraient pu nous échapper lors de notre visite de la Closerie. Bon garçon, Warnod conclut ce chapitre en affirmant que « les bibliophiles (dont il fait visiblement partie) gardent jalousement [le livre de Delvau], autant pour le texte que pour les eaux-fortes de Rops qui l’illustrent ».
Et de fait, si Warnod fut au four et au moulin puisqu'il écrivit et illustra son recueil de ses propres croquis tourbillonnants, Delvau, lui, s' adjoignit les services de Félicien Rops dont il fut le découvreur pour la France. Rops, au début des années 1860, prêta volontiers ses talents d’aquafortiste à Delvau : pour ses Histoire anecdotique des Cafés et Cabarets de Paris ; son Dictionnaire érotique moderne et donc pour les Cythères parisiennes. C’est sans doute d'ailleurs leur collaboration la plus aboutie puisqu’on y trouve un frontispice et 24 eaux-fortes tirées sur japon figurant les lieux, ceux qui y dansent ; ceux qui s’y montrent. Certain profil, certaine silhouette évoquent furieusement la Passante de Baudelaire… Or, un an plus tard, en 1863, Delvau mettra en pays de connaissance son protégé et Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire pour Les Épaves duquel, en 1866, Rops gravera un frontispice. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des coïncidences. Mais ceci est une autre histoire.
Le souffle sulfureux que Delvau ne repoussait pas, ne déplaisait pas non plus à Warnod qui compléta son étude de quatre chapitres "d'un caractère réaliste" ajoutés aux 200 exemplaires numérotés de l'édition réservée aux souscripteurs, dont notre exemplaire fait partie. Si ces quatre chapitres - Les bals d’invertis - Le Dernier Grand Écart - Grandeur et décadence de la danse du ventre à Paris - Les Filles de maisons closes au bal public - sont dits « réalistes » c’est parce que qu’ils mettent le doigt (les yeux, et parfois le reste) sur des faits dont le lecteur civilisé se délecte tout en les méprisant. Ces textes « réalistes » sont en quelque sorte les ancêtres aristocratiques de la presse people actuelle. Sauf qu’aujourd’hui nous sommes bombardés d’images saupoudrées ça et là de quelques légendes lapidaires tandis qu’autrefois et à l’inverse, Warnod nous titillait par les mots et parachevait d’exciter notre imagination par quelques crobarts elliptiques. Ainsi, quand Warnod écrase une larme à la mémoire des quadrilleuses des années 1890, il raconte en avoir encore vu une à l’œuvre le 17 décembre 1921 (la date est restée gravée dans sa mémoire).  Il vit « une vieille dame peinte et décrépite ; elle regardait d’un air méprisant les jeunes danseuses qui s’essayaient à une fade parodie des quadrilles d’antan. La vieille leva un peu sa jupe ; on la pria de danser, elle s’exécuta. Ce fut tout Lautrec et l’ancien Moulin et l’Elysée. La vieille avait des dessous empesés, compliqués et magnifiques. Elle exécuta les petits pas menus, les balancements, les sautillements, elle s’abattit même dans un dernier grand écart ». Un grand écart de petite vieille qu’un bandeau très ingénu rend encore plus pathétique.
Warnod sait aussi assaisonner à point nommé ses souvenirs de mentions livresques. A propos du bal des invertis, voilà Bussy-Rabutin qui rapplique. Au moment d’évoquer les Filles de maisons closes au bal public, « gênées d’être trop vêtues », l’auteur fait allusion au Rôdeur des barrières, livre « aujourd’hui introuvable », ce qu'une recherche rapide sur la toile semble confirmer. Mais surtout Warnod comme Delvau décrivent les bals parisiens tels qu’ils sont réellement : lieux où l’on s’exhibe même sans penser à mal et, dans le même temps, lieux où l’on lorgne même si on ne le fait pas exprès. Dans le chapitre sur les bals d’invertis, « les gens venus pour voir sont nombreux […. La plupart seulement en curieux, les autres, certains autres, on ne sait pas trop. Les tantes sournoisement se faufilent dans les groupes, les Jésus cherchent à faire des affaires. Des mains s’égarent indiscrètes, patrouille audacieuse chargée de renseigner sur la mentalité de chacun. Il se passe en grand ce qui en plus petit se produit dans bousculades de l’hôtel des ventes ou des grands magasins ». Personnellement, je suis rarement bousculée à Drouot. Dans les grands magasins, je n’y vais pas. Les bals d’après midi n’existent plus. La Goulue, les Rosalba Cancan, Fleur d’égout, Hortense la pâle, Rose pompon, Emma Cabriole et Nini belle-dents ne s’exhibent plus. Les caleçons fendus ont été remplacés par les barres de pole dance. L’invite de la Goulue « bestiale, dessinant les rebus lascifs de son imagination souillée, en torsion des membres et en brusques saillies du flanc » a laissé place au balancement cambré de Miley Cirus juchée sur un froid boulet de destruction. Mais toutes les deux peuvent se targuer d’avoir commencé gentiment dans la vie, la Goulue en blanchisseuse, Miley en Disney girl et d’avoir eu un « visage de bébé volontaire et vicieux, le regard effronté et provoquant ». On prend les mêmes ingrédients et on recommence. Ça marche toujours.   

LES LIVRES QUI ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont en vente à la librairie:

Alfred Delvau,
Les Cythères parisiennes. Histoire anecdotique des bals de Paris. avec vingt-quatre eaux-fortes et un frontispice de Félicien Rops et Emile Thérond.Paris, Dentu, 1864.
In-12 broché, couverture illustré d’une eau-forte sur chine contrecollée. Couverture froissée, petits manques. 281 pp. Frontispice sur carton fort par Rops et Thérond. Bien complet  des 24 eaux-fortes de Rops. Rare recueil de référence des bals du second Empire.
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André Warnod, Les Bals de Paris. Avec dessins de l’auteur.Paris, G. Crès et Cie, 1922.
In-8 broché, couverture illustrée.
Édition originale à toutes marges. Un des 200 exemplaires de l'édition réservée aux souscripteurs, la seule comprenant 4 chapitres "d'un caractère réaliste": Les Bals d'invertis, Le Dernier Grand Écart, Grandeur et décadence de la danse du ventre à Paris et Les Filles de maisons closes au bal public. Un des exemplaires tirés sur Lafuma enrichis de quatre lithographies originales volantes illustrant les chapitres supplémentaires. Carteret, V, 205: "Curieux ouvrage documentaire d'un caractère réaliste".
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(1) Dorgelès avait rendu sa politesse à Warnod en 1925 : alors qu’il faisait paraître Montmartre, mon pays, un texte qu'il avait écrit en 1919, il le dédia à son ami André Warnod. Leur amitié que Warnod évoque dans son charmant Fils de Montmartre, dura longtemps encore, qui se sent dans cette sortie de Warnod au moment de la parution du Bouquet de Bohème de Dorgelès en 1947 : « Ce que Roland avait fait affectivement pour les soldats de 14, il le recommence aujourd'hui pour nos compagnons montmartrois, avec un esprit vif, alerte et clair, sous lequel on sent vibrer la tendresse et la sentimentalité ». Biblio, René Fayt Un aimable faubourien, Alfred Delvau, 1825-1867. Emile Van Balberghe, 2000. Gérard Oberlé, Auguste Poulet-Malassis, un imprimeur sur le Parnasse: ses ancêtres, ses auteurs, ses amis, ses écrits. Librairie du Manoir de Pron, 1996.