vendredi 16 décembre 2016

GYP SUIS, GYP RESTE! Projet d'éventail

#PourCeuxQuiSontPressés

C’est dommage! Dans la suite de cette #Lorgnette sur un #LivreAncien par la #VillaBrowna, on découvre #Gyp et son double #PetitBob, on scrute l’ #EnfantDansLaLittérature, l’art du #dialogue et de l’ #Eventail.

BOB alias GYP Projet d'éventail: l'allée des Potins










Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.

 Rouge garance et bleu horizon, enfin,
sauf pour le capitaine Dreyfus
comparatif les Gens chics et l"éventail
Mettons tout de suite les pieds dans le plat et les choses au clair. Gyp l’ultra-antidreyfusarde, dont nous présentons ici un projet d’éventail, a mauvaise presse. « Deux adversaires irréductibles, le dreyfusard Léon Blum et l’antidreyfusard Charles Maurras […attribuaient même] l’un et l’autre à Gyp une part prépondérante dans la vulgarisation des préjugés et des caricatures antisémites »[i][i]. Et pourtant, à l’instar de Céline, - toutes proportions gardées- elle a décorsété la littérature française en la libérant des « dit-il » et autres « renchérit-elle » et en la dynamisant d’une ponctuation débridée. A l’instar du douanier Rousseau dont elle est parfaitement contemporaine, elle a alimenté - toutes proportions gardées- le courant naïvo-coloriste que la peinture européenne ne dédaigna pas autrefois.

« Une séance à la Chambre, déclare Gyp un jour, une audience au palais, même un intérieur d’omnibus m’amusent plus que n’importe quel livre. » Elle aurait adoré notre époque, ses terrasses de café chauffées offrant le spectacle de la rue, ses lignes de métro nourrissant en leur sein des nids de mixité sociale ambulants. Elle qui méprisait le stylographe et le cinéma, ne jurant que par la plume et le théâtre, n’aurait pas pu faire autrement que de craquer pour les textos et les dialogues de Kaamelot.

Car, le dialogue ce fut son truc. Elle en donne la raison avec une franchise déconcertante : « Pourquoi ai-je adopté la forme dialoguée ? Parce que c’est d’une facilité révoltante, alors que le récit demande un semblant d’application ». Elle ajoute : « Je suis sans illusion sur la valeur intellectuelle d’une succession de tableaux bâclés et galopés comme tout ce que je fais […] « Ma seule force fut d’avoir ce que ma vieille tante Vielcastel appelait avec envie « une santé terrible ». Je n’avais que ça. Le côté intellectuel, ainsi qu’il a été facile de s’en apercevoir, ne m’a jamais donné de mal et a vécu sur le velours ».
Dans les premières années de son activité, cette sévère lucidité s’accompagna d’une volonté farouche de garder l’anonymat. De début 1881 jusqu’à fin 1882 son personnage du petit Bob - 8 ans et la langue partout sauf dans sa poche - qui apparait dans la Vie parisienne de Marcelin Planat, n’a pas de « maman », mais un paparazzi appelé Gyp qui ne le lâche pas d’une semelle. Quand en octobre 1883, « la bombe explose » lançant dans le vent de la rumeur le vrai nom de Gyp, « tout le côté « faubourg » de la famille [la] séche. [Elle comprend d’ailleurs] parfaitement leur réprobation ».[ii][ii]
[iii]
Gyp de 1849 à 1897

 
C’est que Gyp, à la ville est née Sybille Riquetti de Mirabeau. Elle descend du grand Mirabeau. Par son mariage, Sybille devenue entretemps Gabrielle, est devenue comtesse de Martel de Janville.
Trois enfants naissent. Dans un même élan, son patachon de mari atomise ses revenus propres ainsi que la dot de sa femme. Il faut trouver une solution. La jeune femme écrira. Comme pour Robida, comme pour Théophile Gautier, le besoin d’argent sera le moteur impérieux qui poussera Gyp à gratter de la copie sans relâche jusqu’à dépasser les 120 titres.

Or, la plume s’accompagne systématiquement du pinceau et de la mine de plomb chez Gyp. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’elle crée comme elle respire.

le loft-atelier d'artiste de Gyp à Neuilly. Encadrés, les portraits de Mouche et La Trouille
Persuadés que nos intérieurs nous trahissent aimablement, nous pensons que la description que Bonnefont fait en 1897 du premier étage qu’elle occupait en donne la preuve éclatante : « cette pièce est toute à la fois chambre à coucher, cabinet de toilette et de travail, salle de bain, bibliothèque ; c’est là que Gyp passe la majeure partie de sa vie, c’est là qu’elle écrit et qu’elle peint, et, fidèle à son esprit d’ordre et de méthode, elle a mis tout près du lit où elle repose son chevalet et ses pinceaux, son bureau et sa plume, les livres à consulter, la table où compléter l’ajustement de sa coiffure. »[iv][iii]


Autant sa chambre-atelier est tout de guingois et son bureau frise l’apoplexie, autant ses journées sont réglées comme du papier à musique. « Levée vers neuf heures, elle fait sa promenade à cheval au bois ; puis la peinture occupe tout le reste de la journée et la littérature prend la nuit jusqu’à trois ou quatre heures du matin ». Voilà la maxime Mens sana in corpore sano revue et pratiquée par l’aristo fauchée la plus talentueuse de l’époque. De quoi prouver que l’on peut être rincée tout en restant chic.
Gyp en amazone prête pour rejoindre l'allée des Acacias


Chez Gyp, à Neuilly, l’écurie sera toujours plus briquée que la maison familiale. Tôt le matin, elle arpente au trot l’allée des Acacias qui fait ainsi office de salle de culture physique. A 11h, elle se transforme tout àcoup en salle de bal sonore : à cheval, les « people » y virevoltent et y papotent ; à pied, les groupies commentent et font tapisserie. Gyp s’est emparée de cette antichambre mondaine à ciel ouvert et en a donné un projet d’éventail aux couleurs acidulées. Le caricaturiste Sem reprendra l’idée à son compte quelques années plus tard, S’il cherchera alors à camper les attitudes des cadors du gotha, du music-hall, des ministères dans son Allée des Acacias[v][iv] qui parait en 1901, s’il s’appliquera à les rendre identifiables au premier coup d’œil, Gyp, elle, a semble-t-il surtout voulu en prendre un instantané. Sur ce polaroïd aquarellé les uns et les autres se croisent à toutes les allures. Mais qu’importe l’allure puisque la seule qui vaille n’est ni le pas, ni le trot, ni le galop, mais le chic !
Gyp et Sem: deux conceptions d'un même lieu


Sur ce rarissime projet d’éventail donc, on observe une armada de fringants militaires percée ici et là par des messieurs en civil et des amazones qui font partie de ce Monde dans lequel « Les passions humaines se sont rapetissées à la taille des personnages: on ne hait pas, on débine; on n'aime pas, on flirte; on ne cause pas, on potine dans une langue bizarre et hardie qui n'a que de très vagues rapports avec celle enseignée par l'Académie, mais qui n'en est pas moins la langue du high life ».[vi][v]

l'amazone au lorgnon dans les "Gens chics" et sur l'éventail
Tous les cavaliers traversent la scène de profil, se fichant comme d’une guigne que nous les observions. L’une des cavalières cependant, placée au centre de la composition, exceptionnellement nous fait face. Myope, elle n’a pas craint de garder son lorgnon. Deux points espacés figurent les narines et un sourire fermé balafre son visage d’une joue à l’autre. Elle monte visiblement bien. Ce n’est pas la seule fois que cette femme apparait sous le pinceau de Gyp. Dans les Gens chics, paru en 1895, elle trône sur une page de gauche du livre et nous permet, à la louche, de dater l'aquarelle. On ne connait pas son nom. On apprend seulement au détour de la conversation qui se tient qu’elle « a de l’aisance à cheval…on sent qu’elle est là-dessus comme dans un fauteuil…et puis, elle ne va pas à la messe… elle reste franchement ce qu’elle est…sans faire de malpropretés… sans renier son culte, pour donner le change aux imbéciles…ou aux complaisants… ». En d’autres mots, cette bonne cavalière est une juive que l’on peut respecter. Contre toute attente, dans ce chapitre des Gens chics consacré à l’allée des Acacias, renommée pour l’occasion « l’allée des potins », Gyp s’en prend d’abord aux bicyclistes et à ces « ignobles pantalons qui font ressembler toutes les femmes à des vieux zouaves difformes ». Elle ne se doute pas que quelques années plus tard, ce seront les premières automobiles qui viendront pétarader sous les naseaux des chevaux et qui investiront les fresques de Sem.

l'abbé
Petit Bob
Deux personnages seulement sont à pied. De part et d’autre de la composition, nous tournant quasi le dos, ils observent comme nous l’immuable pantomime parisienne. A gauche, un abbé en soutane, mains sur les genoux ployés, rabat empesé à l’horizontale. A droite, un petit garçon en culottes courtes, les jambes écartées, fichées dans le sol, les mains croisées dans le dos. Ces deux-là font la paire : les observations de petit Bob, puisqu’il s’agit de lui, ne vont jamais dans les réponses embarrassées de son précepteur d’abbé. Bob est un petit bavard déluré. C’est aussi le premier dans la littérature française à parler comme un enfant. Jusque-là « il semble que les personnages très jeunes aient été traités sur le même pied que les paysans. […On leur prête peu de paroles et] on ne décèle aucun effort pour suggérer un langage spécifiquement enfantin […] C’est en 1882, avec le « petit Bob », qu’un certain réalisme de forme et de fond se manifeste, peut-être pour la première fois, chez un enfant de la haute-[vii][vi] Certains littérateurs restent dubitatifs devant ce phrasé et cette fraicheur. Un certain M.A. Leblond y voit même « le type très poussé d’enfant riche… Il a paru à la généralité des lecteurs un enfant extraordinaire parce qu’il dit des choses qui dépassent son âge, mais c’est le propre de tous les enfants de son monde, élevés dans l’intimité des parents. … ils ne seront dans la maturité que de gens fort ordinaires, de banales intelligences de cercleux, vite usés par leur précocité même »[viii][vii]. En faisant cette prédiction, il semble qu’il se soit mis le doigt dans l’œil et profondément encore. En effet, Gyp, dans ses Souvenirs de petite fille, revient à plusieurs reprises sur sa propre façon de parler et de raisonner. La ressemblance est frappante. « Si ton grand-père était là, il te dirait que tu as la spécialité des réflexions déplacées » lui dit-on un jour. Une autre fois son grand-père qui pourtant l’adore, perd patience :
bourgeoisie. »
« – Sans même parler de tes études, tu pourrais t’appliquer, et ça tout de suite, à moins mal parler... Non seulement tu emploies les mots qu’on te défend (…) mais encore tu manges la moitié des autres... tu dis p’t’être au lieu de peut-être (...). C’est d’une paresse qui n’a pas de nom!...

– C’est pas d’la paresse, puisque c’est pour aller plus vite! » répond la future Gyp à qui on peut trouver maints défauts mais pas celui d’avoir développé avec l’âge une banale intelligence de cercleux, vite usés par leur précocité même.

Il y a donc pas mal de la petite Sybille dans le petit Bob qui ne se limite pas à commenter ce qu’il voit. Il s’empare aussi carrément de l’esprit de Gyp, prend possession de sa main et l’oblige à signer le projet d’éventail de son nom. Sa signature enfantine toute en volutes prend presque la forme d’une pâquerette. Une pâquerette qui aurait emprunté à la rose ses épines. L’exemple de cet éventail n’est pas l’exception qui confirmerait une règle stylistique. Gyp l’écrivain s’est en effet toujours dédoublée en Bob au moment de dessiner. Outre la liberté qu’apporte la naïveté feinte de ses compositions, cela provoque une mise en abyme qui lui permet d’observer ses contemporains avec toujours plus de recul.

Les croquis de Bob ont si souvent accompagné les textes de Gyp qu’il serait facile d’en conclure que la seule destination de ces dessins fut celle d’illustrer ses livres.
On aurait tort d’aller si vite en besogne.
Indépendamment des publications, Gyp a exposé ses travaux plastiques dans lesquels on souligna « la composition et le détail, la ligne et la couleur. Ce n’est point de l’art classique ; mais c’est une série de trouvailles où se mêlent la caricature et la vérité »[ix][viii] . En 1891, elle présente une série d’éventails peints à une première exposition en compagnie d'autres écrivains dont Anatole France et Octave Mirbeau avec lequel elle était pourtant fort brouillée. En 1884 dans la presse, il l’avait trainée dans la boue : « Quand, sur une route, je rencontre une ordure étalée, je l’évite ; quand je vois certains noms en tête de certains livres, je passe en me bouchant le nez : M. Catulle Mendès, (…) Mme de Martel (c’est Gyp...) ont le don de me faire prendre la fuite »[x][ix]. On a même dit qu’il avait voulu la vitrioliser. L’histoire alla jusqu’au tribunal.

D’autres œuvres de Bob ont figuré aussi au salon du Champ-de-Mars et en particulier les portraits à l’huile de ses fils, au pastel de sa fille, mais aussi de Mouche et de la Trouille, ses chiens favoris. Aux cimaises de la galerie Bodinière, 18, rue St Lazare, en 1892 et en 1898, elle accrocha les portraits de ses amis, de ses enfants, des amis de ceux-là et de ses chiens comme toujours.

Gyp, Jeune fille couchée dans l'herbe, conservée au musée d'Orsay
Les témoignages de cette activité artistique à part entière semblent pratiquement introuvables. On a bien une Jeune fille couchée dans l'herbe, conservée au musée d’Orsay. On connaît encore l’affiche [xi][x]. Il ornait le salon de sa maison de Neuilly. On l’aperçoit sur une photo pâle prise chez Gyp en 1897. Une autre photo de cette série laisse apparaitre les portraits de ses chiens Mouche et La Trouille.
Paravent perdu
imaginée pour les Images de Bob et de Gyp, exposées à la Bodinière en novembre 1898. Mais c’est presque tout. Il ne reste même pas trace du grand « paravent aux feuilles blanches divisées en petits panneaux dont chacun représente, dessinée et peinte avec l’humour la plus fantaisiste qui se puisse concevoir, une scène du maître de forge [de Georges Ohnet. Un auteur alors très à la mode…] Cette œuvre [fut évidemment] signée du terrible petit Bob, qui jamais, en ses naïvetés, ne fut plus primesautier et ne décocha plus justement les traits de sa critique »
On saisit alors toute la rareté du projet d’éventail que nous analysons en ce moment. On ne peut que s’enthousiasmer de pouvoir détailler de visu le coup de crayon, les traits d’encre et le parti pris coloré si particulier à Gyp. Présenté dans un encadrement d’époque à la marie-louise dorée et renflée, on se risquera à penser qu’il fut celui choisi par Gyp elle-même en vue d’une des expositions à laquelle Bob participa.
Marie-louise renflée et dorée


Bob et Gyp ne sont qu’ « une ». Difficile d’atteindre les genèses de ses pseudonymes. Pour Bob, c’est le noir complet. Pour Gyp, il existe plusieurs pistes. Il lui arriva de suggérer évasivement que c’était le résultat de la contraction de Gabrielle et de Sybille, ses deux premiers prénoms. On l’a entendu aussi affirmer, mollement, que cela venait du nom du petit chien pourri gâté mais fidèle de Dora la première femme de David Copperfield. Selon Willa Silverman, « mieux vaut chercher une explication plausible dans le sens d’une onomatopée. Certains comparaient le son de Gyp à un claquement de fouet, d’autres au bruit d’un lance-pierres ».
Histoire de mettre notre grain de sel, on constatera qu’on y retrouve le caractère « cinglant, vif et asexué »[xii][xi] des noms de plume des observateurs et caricaturistes de l’époque, au nombre desquels on se rappellera avant tout, ceux appréciés entre tous, de Sem et de Crafty… © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral


LE PROJET D'ÉVENTAIL QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie

[Martel de Janville, Sybille de] BOB alias GYP
PROJET D’ÉVENTAIL
S.l., circa 1895.
61 x 32 cm. encadrement 81 x 51 cm. La marie-louise est légèrement brunie en bas à gauche. Quelques incidents au cadre. Infimes défaut à l'aquarelle.
Aquarelle rehaussée au crayon et à l'encre, sans doute encadrée selon les souhaits même de Gyp qui exposa plusieurs fois des projets d'éventails.
On y retrouve l'atmosphère de l'allée des Acacias, lieu matinal et mondain, renommé l' allée des Potins par Gyp dans les Gens chics. Dans ce volume, on retrouve de nombreux personnages et détails de l'aquarelle. Demander détails et/ou prix


NOTES


[i][i] Willa Silverman, Gyp.
[ii][ii] Ces citations de Gyp sont relevés par Aymé Dupuis in Un personnage nouveau du roman français, l'Enfant.
[iv][iii] Bonnefont, Nos Grandes dames : Mme la comtesse de Mirabeau-Martel, 1897.
[v][iv] Pour plus de détails, Lorgnette de la villa browna Sem et Proust, même combat : l’acacia. http://villabrowna.blogspot.fr/2013/06/juste-quelques-lignes-pour-ceux-qui.html
[vi][v] In Revue illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.
[vii][vi] Vivienne Mylne. Le dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute
[viii][vii] M.-A. Leblond, La société Française sous la République
[viii][viii] Bonnefont, Nos Grandes dames : Mme la comtesse de Mirabeau-Martel, 1897.
[x][ix] Mirbeau, Correspondance générale, vol 1.
[xi][x] Bonnefont, Nos Grandes dames : Mme la comtesse de Mirabeau-Martel, 1897.
[xi][xi] Patricia Ferlin, in Gyp, qui emploie ces qualificatifs pour le pseudonyme de Gyp uniquement.








vendredi 28 octobre 2016

L'OMBRE DE ROPS PLANE SUR LE MISSEL LIBERTIN DE KISTEMAECKERS


La vignette qui trahit
#PourCeuxQuiSontPressés

#MisselLibertin #KistemaeckersEditeur
#FélicienRops #VoltaireEtPissotière
#Curiosa #LaGoulue

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.

Au catalogue de la vente de la collection M.E.D. qui eut lieu à l’hôtel Drouot, en salle n° 8, les lundi 6 et mardi 7 avril 1891, on trouvait sous le lot 356, un Livre d'Heures satyrique et libertin du XIX siècle dont le texte était « encadré d'ornements curieux en couleurs ».
Pour être curieux, ils l’étaient. Ils le sont encore.

Ce sont des entourages de pages qui singent les missels paroissiens qui firent à la fin du XIXe s., les beaux jours et la gloire d’éditeurs tels que Gruel. On y retrouve les ornementations affectées, les tons pastel et les médaillons réservés à des scénettes miniatures tirées de la Bible ou des vies de saints. Oui mais voilà, les médaillons n’ont pas été illustrés comme à l’accoutumée de scènes édifiantes. A la place, se sont immiscées des instantanés canailles, parisiens ou libertins.
entourages de missel typiques, enfin presque...
diable sur tige

Bien que fort petits, ils arrivent à surgir des ornements japonisants, grand siècle ou petite campagne, dans lesquels s’ébattent des diables qui s’envolent sur des balais-fleurs, des bacchanales lointaines qui traversent des vignes gorgées de raisin, des hiboux, des hérons, un coq perché -certainement un descendant du coq du renoncement de saint Pierre -, et de petites femmes aussi nues qu’Eve avant qu’elle ne trébuche sur un trognon de pomme.

Détailler ces médaillons donne l’impression d’être perché au paradis du théâtre du Monde. A travers les cercles grossissants de nos jumelles, nous surprenons des scènes de flirts apaches ou mondains, un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant, des dineurs fin beurrés et leurs amies très déshabillées, une campagne emplie de petites Huguettes. Rien de pieux dans cette succession de tranches de vie sauf à considérer que la jeune femme entrant dans son bain trop chaud et lorgnée par deux indiscrets soit une relecture contemporaine de Suzanne au bain.
Suzanne au bain par Jacques Stella et le maître du Missel libertin
Certains de ces médaillons, placés sur une même page, font mine de dérouler une histoire : nous sommes ainsi propulsés au milieu d'un bal: une femme y parle à un homme. Dans le médaillon suivant, une femme alanguie – est-ce la même ? - fait face à un élégant en frac qui nous tourne cinématographiquement le dos. Sur une autre page, on assiste à un bain de mer fripon, avant d’être projetés à l’intérieur d’une cabine de bain dans laquelle deux amoureux se content fleurette.
Sea, sex and sun
D’autre fois, les scènes semblent plutôt se répondre. Aux coulisses encombrées de petits rats de l’opéra courtisés par une gent masculine empressée, s’oppose la piste sur laquelle se tortillent dans un French cancan vigoureux, deux personnages qui ressemblent à s’y méprendre à la Goulue et à Valentin le désossé. Si ce ne sont pas eux, ce sont leurs frères. Il faut dire que la date de fabrication de ce livre de fesse coïncide pile poil avec celle de la rencontre des deux danseurs qui tiendront le Moulin rouge sous leur dictature de 1889 à 1895.

La Goulue et Valentin le désossé - par Toulouse Lautrec et sanctifiés

Et puis, il y a cette vision interlope d’une pissotière qui parait très fréquentée. Et puis il y a ce cochon apprivoisé qui dort nez à groin avec un moine. Il y a là-dessous une allusion à la légende de Saint-Antoine et son cochon, allusion confortée par la vignette contrecollée sur le deuxième plat du livre qui le place « Sous le patronage du Grand Saint-Antoine ». Le seconde médaillon de la page montre l’amical goret tenu en laisse, qui léchouille un des seins à l’air qu’une femme lui prête sans façon.
Saint Antoine par Rops et par le maître du missel

Pornokratès, l'original et l'hommage
Et voilà que l’image fugitive du Pornokratès de Félicien Rops passe en un éclair dans notre esprit. Naturellement ce paroissien fait plus songer à Félicien Rops qu'à Daniel-Rops… Mais que penser vraiment de cette image qui s’impose ? Il se trouve que l’artiste belge était un proche de Henry Kistemaeckers, l’éditeur de l’ouvrage. La licence, les femmes décomplexées qui s’étendent aux pages n’ont pu que plaire à Rops. Mais il y a autre chose. La demoiselle au cochon, le moine endormi tout contre son cochon, la femme à la cape juchée sur l’autel et qu’un moine semble implorer rappellent assez précisément l’œuvre de l’illustrateur.
Vice versa

Il suffit pour s’en convaincre de les confronter à son Pornokratès, à son saint Antoine endormi. On peut aussi s’amuser à comparer la femme à la cape noire à la composition d'une autre de ses images érotiques moins connue. Dans ce cas précis, la scène est inversée : la cape est devenue robe de bure, la femme implorée, une femme implorante, le moine éconduit, un moine…épanoui.
On aimerait en déduire que Félicien Rops himself s’est amusé à griffonner sur un coin de table ces entourages licencieux pour « Kiste », comme ses amis l’appelaient. Mais les jeunes femmes sont peut-être un chouilla trop minces pour être de son crayon. Si ce n’est pas à lui que l’on doit ces 16 entourages fourmillants, c’est en tous cas à l’un de ses admirateurs.


pissotière fréquentée

Félicien Rops ne fut pas la seule étoile à graviter autour de l’éditeur-planète Henry Kistemaeckers qui aux lettres « [apporta] une activité merveilleuse et un incontestable courage. […] On oublie trop qu'il fut l'un des premiers éditeurs de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, de Théo Hannon, […] et que l'on retrouve sur ses catalogues les noms de [Catulle Mendès, Jules et Edmond de Goncourt, Guy de Maupassant, Francis Poictevin, Henri Céard, Léon Hennique, les naturalistes, Jean Richepin, Georges Rodenbach] et beaucoup d'autres qui jamais ne servirent à désigner des pornographes. On oublie ses belles rééditions du XVIIIe siècle. On oublie qu'il offrit ses presses aux proscrits de la Commune, et que, grâce à lui, leur voix ne put être étouffée ! » (1)

Si la valeur de l’éditeur ne fait pas de doute, on doit aussi célébrer son opiniâtreté. Dans ses Souvenirs, Kistemaeckers écrit qu’il subit de 1880 à 1902, dix-huit procès et qu’il bénéficia de dix-huit acquittements. Cet acharnement juridique est sans doute dû en partie aux représailles engagées contre l'éditeur des proscrits de la Commune mais aussi aux impératifs d’une Belgique alors hautement puritaine et procédurière. Sa production de livres érotiques a également pesé dans la balance judiciaire. En 1889, le missel impie fut fortuitement découvert chez l’éditeur, alors que les autorités cherchaient à remonter le filon de deux livres licencieux publiés sans nom d’auteur. Une descente de police chez Kistemaeckers met à jour le stock d’un des deux livres recherchés et dévoile l’existence d’un troisième, notre Livre d'Heures satirique et libertin, tiré à petit nombre, non mis dans le commerce et réservé à des souscripteurs prêts à débourser le prix exorbitant de 40 francs. La grande étiquette bleue contrecollée sur le second plat dénonce Kiste qui reconnait avoir édité ces trois curiosa. Le voilà reparti pour un procès. Appelés à la barre, Théodore Hannon, poète belge en qui Huysmans vit un moment un disciple de Charles Baudelaire et Henri Nizet qui s’essaya au Naturalisme, deux amis de Kiste, reconnaissent alors avoir trempé dans l’écriture du Livre d'heures.


un amant démasqué par le mari, un mari enfumé par un amant
page de titre

Car si son illustration n’est que d’une main, il n’en est pas de même pour les textes. Suivant scrupuleusement l’ordonnancement d’un paroissien ordinaire, on y lit en effet des pastiches de Nizet et Hannon, les deux comparses de Kiste, des extraits de Musset, Voltaire ou Pigault-Lebrun et des textes des prophètes de la Bible, au premier rang duquel on trouve Esaïe et Daniel. Il y est aussi question du prophète Michée qui réjouit l’assemblée. En argot, le miché est le nom que l'on donne au client des prostituées. Aussi, quand les auteurs écrivent « Michée (sérieux) », il faut comprendre : « il y en a même un qui s’appelle Michée, (sérieux ! Je t’assure. C’est presque trop beau pour être vrai !) ». Aujourd’hui on écrirait sans doute: « Michée, (allô, non mais, allô quoi !) ».
Le propos est souvent osé mais teinté d’un je-ne-sais-quoi de potache qui tempère l’injure.
Dans les prières du matin, se trouvent les six commandements de Nana à son (ses) chevalier(s) servant(s). (Commandement n°3. La nuit en paix me laisseras, sans me tâter indécemment. Commandement n°5. Mes moutards tu reconnaîtras / croyant mon dire aveuglément).
L’acte de contrition à la Kiste contrefait à la lettre le catholique : « O chère, Toute et Mienne désormais, je ne puis T’avoir offensée, car le péché ne Te déplait pas ».
Des méditations proposées sur fond de Cantique des cantiques et de versets tirés d'Ezéchiel tournent libidineuses.
Les pages consacrées à la Sainte messe, renommée « La très sainte fumisterie canonique de la messe », commencent par : « Oseriez-vous nier votre idolâtrie, vous qui adorez du culte de dulie dans mille églises le lait de la Vierge, le prépuce et le nombril de son fils ». On reconnait là, au mot près, le début du Dîner du Comte de Boulainvilliers (1767) paru anonymement et dont on soupçonna à raison Voltaire d’être l’auteur. L’impiété de son texte dut visiblement l’effrayer puisqu’il s’évertua par tous les moyens à le faire attribuer à un certain St-Hiacinte.
S’ensuit une très courte « Messe profane » qui s’achève sur un « Hélas, ma chère enfant, mes burettes sont vides. »
papier de garde

« Mon doux Jésus ! Que voulez-vous qu’on réponde à un pareil tissu de turpitudes ? J’en suis rouge comme une cerise, seulement de les transcrire, moi qui habituellement suis plus blême que Debureau ! Tout ce que je peux dire, c’est qu’il sera incontestablement damné dans l’autre monde » (2)
Il n’empêche ! On a du mal à s’empêcher de rire au moment de lire les litanies. Elles s’ouvrent sur « Seigneur, ayez pitié des gens sérieux et des imbéciles ; Seigneur, ayez pitié des pince-sans-rire, des empêcheurs de …danser en rond et des propriétaires » ; continuent sur une demi-douzaine de pages qui égrènent comme il se doit le nom des saints, dont « saint Alphonse, dit Fonfonse, Saint Arthur, dit Tutur, Saint Adolphe, dit Dodofe, saint Ernest, dit Nénesse, &c. » et s’achèvent presque sur « De tous les fléaux : des huissiers et des concierges, des belles-mères et des gendres, des petits frères et des créanciers, délivrez-nous Seigneur ». Et protégez les enfants et les grandes personnes qui perdent leur temps à lire, les bons libraires et les bibliophiles curieux. © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral

LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie

[édité par Kistemaeckers]
Livre d’Heures satirique et libertin du XIXe siècle.

Bruxelles, Kistemaeckers, s.d. (1889)
In-8 carré, reliure à la bradel papier bronze orné d'un treillage et d'ornements circulaires, que l'on retrouve aux pages de garde. Tranches dorées.
159, [1] pp.
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages léchés reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.

En début d'ouvrage, pages laissées
vierges afin d'y écrire ses "souvenirs d'amour".
Pastiche de missel ayant reçu 16 entourages reprenant les codes des missels de l'époque. Nombreuses scènes libertines.
Large étiquette bleue de l'éditeur sur le second plat.
Gay, II, 885. "Plaisant livre de prières libertines, présenté comme un livre d’Heures. Le texte est contenu dans des encadrements illustrés imprimés en diverses couleurs."
Demander détails et/ou prix

NOTES
(1) A la une du numéro du 19 mai 1905 du Messager de Bruxelles.
(2) Ce n’est pas de nous, mais de ce bon Théophile Gautier dans les épatants
Jeunes-France que nous avons parcouru en même temps que nous travaillions au livre d’Heures de Kiste.

lundi 19 septembre 2016

DOUZE SUJETS DE CHASSE & DEUX BIBLIOTHÈQUES


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 Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.

Rare couverture de livraison romantique
Le hasard sert bien les livres quelquefois. Deux exemplaires des Douze sujets de chasse à tir délicieusement dessinés par François Grenier et publiés chez Motte en 1830, viennent simultanément de faire leur apparition. La bibliophilie comme la musique peut se savourer en stéréo. L’un des exemplaires figure à la très prestigieuse, très attendue vente de la bibliothèque cynégétique du Verne – Bernis qui a lieu le 5 octobre prochain(1). L’autre qui fit partie de la non moins célèbre bibliothèque de Jean-Baptiste Huzard vient tout juste de faire son apparition sur les tablettes de la librairie.
En ce cas, comment résister à la tentation de mettre face à face les deux célèbres bibliothèques ? Ou plutôt… Pourquoi résister ? Que celui ou celle qui a quelque chose à dire se lève ou se taise à jamais… Quelqu’un ? Personne ? Bien ! Reprenons et commençons par le commencement.


L’exemplaire du Verne – Bernis qui passe en vente le mois prochain est complet de ses rares couvertures romantiques de livraison bleues. Sont reliés à la suite douze autres sujets et leurs couvertures vertes. C’est bien, c’est beau. C’est estampillé de l’une des plus mythiques collections de livres de chasse qui soit parvenue jusqu’à nous. L’album, tout comme le seront les autres livres mis à l’encan ce même jour, sera séparé du reste de la bibliothèque et, solitaire, naviguera désormais de mains en mains amoureuses. 

C’est ce même sort qui fut réservé à l’exemplaire que nous présentons à la librairie. Inscrit au Catalogue de la bibliothèque de feu M. J.-B. Huzard (2),  il fut lui aussi rétrogradé, le temps d’une vente, à l’état de numéro. Le numéro 5298 pour être précis. Ayant trouvé acquéreur, il connut en somme plus de chance que le numéro 6 de la série du Prisonnier, puisqu’alors que Patrick McGoohan continue sans résultat à crier «  I am not a number, I AM A FREE MAN! »,  l’album des lithographies de Grenier a pu très rapidement claironner : «  Je ne suis plus un numéro. Je suis un livre libre ».



la griffe Huzard
Si l’exemplaire du Verne-Bernis des Douze sujets de chasse à tir est lisse et beau comme un bébé Cadum de réclame, l’exemplaire Huzard est quant à lui tatoué à la manière des rudes marins, des Maori d’autrefois, des yakusas d’aujourd’hui, en un mot il est lié à Huzard, comme les autres le sont à la mer, à leur tribu, à l’hyper secrète organisation nipponne. Il a d’une part été marqué de la griffe Huzard, espèce d’empreinte encrée mêlant signature spiralée d’Huzard et triple scarification version B.C.G. D’autre part, Huzard, bibliomane compulsif, a pris le temps, une règle et sa plus belle écriture cursive pour ajouter à l’encre son ex-libris manuscrit et la table des planches, sur les pages blanches qui précèdent et suivent la page de couverture. On y trouve aussi le tampon sec de l'éditeur Charles Motte, "imprimeur éditeur de S.A.R Monseigneur le Duc d'Orléans et de S.A.R. Monseigneur le Duc de Chartres" et à la couverture l'étiquette contrecollée de Giraldon-Bovinet;
le tampon sec Motte
marchand d'estampes au passage Vivienne.



Les douze planches qui figurent à l’album, parues une dizaine d’années avant la mort d’Huzard, ont dû bien charmer le vieux bonhomme pour qu’il s’y applique comme un écolier. On comprend aisément pourquoi puisqu’on y trouve l’alliance rare de la délicatesse du lithographe qui maitrise son art et du sens consommé et poétique de l’arrière-plan. Il s’en dégage une tendresse particulière pour les enfants et les chiens, ces innocents bienheureux ivres de grand air et de courses folles. Les toutous surtout s’en donnent à cœur joie : il y a celui qui se gratte avec application, celui qui se roule énergiquement dans l’herbe, celui qui lape sans vergogne le sang du lapin qui vient d’être ramassé, celui qui partage en frère l’eau de la gourde de son chasseur de maitre, celui qui pendant l’affut somnole la tête haute mais l’œil fermé, celui qui sait aussi suivre  les stupides humains, l’oreille basse et le fouet immobile quand le mauvais temps gâche tout, sauf peut-être le plaisir des flaques et des odeurs qui montent de la terre mouillée. 

 

Du balcon de notre époque déchapeautée où la casquette de base-ball règne en impératrice, c’est un délice de détailler les couvre-chefs des personnages mis en scène par François Grenier. Peintre et lithographe, élève de David, Grenier avait démarré sa carrière avec des scènes napoléoniennes, avant de se tourner après la Restauration, résolument, vers les scènes de genre et de campagne. On ne peut le blâmer d’avoir préféré aux cadenettes certes chics des hussards, les chapeaux mous déglingués, les pailles clairs et amidonnés, les ancêtres du deerstalker de Sherlock Holmes, les bords larges du paysan habitué aux ardeurs du soleil, les petits bonnets souples des enfants. 



 Grenier est un observateur hors pair. Chaque tableau est une action de chasse qui met en scène avec esprit des chasseurs de tous crins. La majorité d’entre eux sont de beaux jeunes gens, à la peau douce et au favori en folie. Mais il a aussi il y a le novice, visage attentif et dos bien droit écoutant religieusement son ainé. Il y a le paysan, un œil sur les pommes de terre qu’il est en train de butter, histoire de ne pas se planter la serfouette dans le pied nu, l’autre œil rivé sur le chasseur sans chien qui s’escrime à rattraper son gibier blessé. Il y a encore le braco en sabots, arborant un menton avancé d’édenté, une narine palpitante et la paupière mi-close. Il y a des mioches aussi, aux joues rondes, au cheveu coupé à la serpe, au bonnet dont la blancheur  accentue la bonne mine. Tous ont été dessinés avec un humour bienveillant.


 Tout le charme de ce recueil est auréolé par sa provenance. Dans le discours que le baron de Silvestre lut aux obsèques d’Huzard, son vieil ami bibliophile, il serina qu’il « serait vivement à regretter qu’une si précieuse bibliothèque fût dispersée par l’effet d’une vente publique ou qu’elle fût portée entière à l’étranger ». Il dut regretter vivement puisqu’elle fut mise en vente sans autre forme de procès. Et outre quelques ouvrages de médecine vétérinaire qui purent être rachetés par l'Ecole d'Alfort, tout le restant fut vendu aux quatre vents. Quand on sait que catalogue de ses livres, dessins et estampes nécessita pas moins de trois tomes et recensa 40 000 volumes couvrant pratiquement tout ce qui avait été publié jusqu'en 1837 dans les domaines des sciences naturelles, médicales, vétérinaires, de l'agriculture, de l'équitation et de la chasse, il y a de quoi avoir le vertige.

Ce monument bibliophilique, fruit de plus de soixante ans de recherche d’un seul homme est à comparer à la bibliothèque du Verne – Bernis constituée, elle, par trois générations de furieux collectionneurs, le père, le fils et la petite-fille. Ce n’est pas la seule différence qui sépare les deux collections.

Joseph du Verne s’approvisionna aux plus prestigieuses bibliothèques, dispersées en leur temps par l’entremise de ventes aux enchères historiques comme celle du baron Pichon en 1894.  L’année de sa mort, en 1933, fut mise à l’encan la bibliothèque cynégétique de la duchesse d’Uzès. Ce fut pour son fils Pierre une manière toute désignée de mettre le pied à l’étrier. Quant à son tour il mourut, sa fille Nicole reprit le flambeau. Elle aura eu pour sa part, la chance de pouvoir puiser à de grandes collections comme celle de Marcel Jeanson que les manitous de Sotheby's, déjà eux, commencèrent à vendre en 1987 à Monaco. 
Ex-libris manuscrit
Le déjeuner ou Comment partager en frères

Jean-Baptiste Huzard ne fonctionna pas du tout de cette façon et préféra butiner à droite, à gauche, ici et là. « Dès sa plus tendre jeunesse Huzard avait consacré tous ses moyens pécuniaires à l’acquisition de livres utiles dans la carrière qu’il voulait embrasser. Il ne pouvait résister au désir d’acquérir un ouvrage remarquable de médecine vétérinaire ou d’histoire naturelle qu’il ne possédait pas encore et il cachait avec le plus grand soin les produits de ses acquisitions successives. Il avait commencé à l’âge de 16 ans cette collection qu’il avait toujours accrue et qu’il augmentait encore à 84 ans ».
Né en 1755, d'une longue lignée de maréchaux ferrant parisiens, il était entré à 14 ans à l'Ecole d'Alfort. A l'issue de ses études, Bourgelat, le père des écoles vétérinaires, le retint comme répétiteur et le nomma professeur de matière médicale en 1772 - il avait 17 ans ! -, puis le chassa en 1774 avec pour tout bagage une appréciation de son style : "sujet qui aurait été excellent s'il ne se fût adonné au vin et au libertinage" ». On est loin de la sage et discrète dynastie du Verne.
Quand en 1792, Huzard épousa Rosalie Vallat la Chapelle, fille d'un éditeur  et libraire renommé, sa vie bascula pour l’extase. « Quel bonheur pour un bibliophile dans l'âme ! On raconte, continue Silvestre (4), qu'il utilisa les presses de sa femme pour rééditer des textes rares en quelques exemplaires seulement, réservés à sa collection personnelle ! Sa quête passionnée des livres n'a pas seulement pour but d'alimenter les bibliothèques d'Alfort et de Lyon, mais aussi d'enrichir sa collection personnelle.


La dispersion des bibliothèques est dans l’ordre des choses. Elle est parfois décidée par le collectionneur lui-même. Ce fut le cas avec celle de Maurice Garçon, avocat terrible, qui demanda que sa bibliothèque consacrée à la démonologie soit expressément vendu aux enchères pour qu’elle ne puisse pas tomber entière dans le bec d’un néophyte ou d’un inconscient. Mais le plus souvent ces ventes sont histoires d’héritage, de goût ou de dégoût, d’intérêt ou de désintérêt. Huzard n’avait pas laissé de dernières volontés bibliophiliques. Peut-être avait-il considéré que son gendre Louis Bouchard-Huzard, imprimeur rigoureux, membre fondateur de la Société d'agriculture de la Seine et membre de plusieurs autres sociétés savantes serait son vivant héritage. Henri Parent, un autre grand collectionneur de livres de chasse, racontait qu’à l’inverse Joseph du Verne avait instamment demandé que sa collection soit gelée quelques dizaines d’années ; certains parlèrent même d’une durée emphytéotique. Nous ne sommes pas si loin des 99 ans avancés puisque voilà 83 ans que Joseph du Verne est mort. Jean-Baptiste Huzard a tiré sa révérence il y a 178 ans.  Force est de constater qu’on continue à perpétuer leur mémoire, à chérir les exemplaires de leurs bibliothèques. Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve tout ça formidablement optimiste!  © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral 

LE LIVRE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie


François Grenier
Douze sujets de chasse à tir dessinés sur pierr


Paris, London, Ch. Motte, 1830. Vignette contrecollée du marchand d’estampes Giraldon-Bovinet.

In-4 oblong, demi-veau. Manque en bas du dos.

Table manuscrite, douze planches. Mouillures pâles et éparses.

Rare ensemble de la première série de douze lithographies dessinées par Grenier et gravées par Ch. Motte ayant conservée ses belles couvertures bleues romantiques illustrées.

Exceptionnelle provenance puisque que c’est l’exemplaire de la bibliothèque de J.B. Huzard.

Cet exemplaire a reçu, calligraphié à la main à l’encre noire, une page d’ex-libris et une page de table des planches.

On reconnaît de surcroît sur la premier de couverture le tampon d’ex-libris à la griffe d’Huzard. 

Elève de David et Guérin, le peintre et lithographe François Grenier (1793-1867) fit des merveilles en compositions cynégétiques et romantiques. De grand format, ces scénettes pleine de charme ne sont pas dénuées d’humour.

Noviciat – chasseurs engravés – le chasseur en jouissance – L’oiseau de proie – Paysan braconnant – Chasse au brochet – Le déjeuner – Chasse au marais – l’Affut – La rencontre – Le désagrément de chasser sans chien – Agréable partie de chasse dans les plaines de la Beauce.
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NOTES
(1) vente à Paris, galerie Charpentier, 76, rue du Faubourg Saint-Honoré. 75 008 Paris

(2) Il fut publié en 1842 chez Mme Veuve Bouchard-Huzard

(3) bibliothécaire du Cabinet du roi et membre éminent de la Société d'agriculture de Paris
(4) Notice biographique sur M. J.-B. Huzard ... par M. le baron A.-F. de Silvestre, etc. (Extrait des Mémoires de la Sociéte royale et centrale d'agriculture.)