jeudi 12 mai 2016

LÉON DE ROSNY, BIBLIOPHILE MAUDIT, BOMBYX ET KIMONOS JOLIS


EN BREF, POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS

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POUR CEUX QUI N'ONT PAS NON PLUS LE TEMPS, MAIS QUI LE PRENNENT

Léon de Rosny (1837 – 1914) a tout pour être aimé de ceux qui chérissent les livres. Il fait partie de ce groupe méconnu des bibliophiles maudits. Lui qui, sa vie durant, « disposa de sa fortune, dira sa femme Jeanne, soit pour des œuvres scientifiques [entendez linguistiques], soit pour des beaux livres, impressions de luxe, riches manuscrits », finit lamentablement dans une chambre aux rideaux tirés de la rue Mazarine. Lui qui, du temps de sa splendeur, n’hésita pas à offrir de son vivant à la Bibliothèque municipale de Lille, l'unique collection de manuscrits orientaux de Stanislas Julien, le mentor de ses jeunes années, collection qu'il avait acquise pour la somme de 26000 francs (environ 86000 de nos euros), fut trainé dans la boue de l’imprécision, par un missionnaire déjanté.

Ce sont les mathématiques qui initièrent le jeune Léon aux délices asiatiques et qui le firent arriver à pied par la Chine, en terre japonaise. Entre deux mahousses leçons de géométrie et d’algèbre, Labarthe son professeur particulier qui voulait le divertir, lui parle de la Chine, de Confucius, de Lao-Tseu. Ce fut le déclic. Il se mit à étudier le chinois, puis le japonais. Sa formation première d'imprimeur le sensibilisa à la question de l'impression des caractères sino-japonais, au point que dès 1854, il devint conseiller de l’Imprimerie Impériale. 
Il ne faut pas croire cependant que cette monomanie typographique n’ait atteint que lui. Les moines de l'abbaye de Notre-Dame-de-Lérins poussant cette folie douce jusqu’à son paroxysme, firent paraître en 1887 un Magnificat in CL linguas. Tous les prétextes étaient bons à l’époque pour se livrer à ce péché mignon,  jubilé pontifical de Léon XIII y compris. Les religieux firent donc fabriquer pour l’occasion des caractères égyptiens pour imprimer la traduction de Maspero, mais également des caractères tibétains, tamouls, touaregs, mandchou, &c

"Magnificat in CL linguas", bijou typographique


Rosny poussa l’obsession jusqu’à faire installer une presse dans son hôtel particulier de l’avenue Duquesne. Il suivait ainsi les traces du prince de Ligne, qui imprima en 1781 un épatant Coup d’œil à Beloeil, chez lui, dans une éphémère et combien chic « imprimerie du P. Charles de ― » . L’abbé Pourcher, en 1889, s’improvisera à son tour self-made-imprimeur d’une Histoire de la bête du Gévaudan véritable fléau de Dieu et à ne pas piquer les hannetons. Il taillera dans du buis les caractères d'imprimerie, composera lui-même le texte et l’imprimera à la seule sueur de son front, au presbytère, sur une modeste presse à bras.

Quand il fit imprimer chez d’autres, Rosny choisit bien ses fournisseurs. On ne peut décemment pas croire, par exemple, qu’il soit fortuit qu’il ait fait appel aux services de l’imprimerie Bouchard Huzard. D’autant plus, quand on sait qu’Huzard, vétérinaire de formation, bibliophile compulsif comme Rosny, forban du papier, fit en sorte d’épouser – tiens comme c’est curieux – une demoiselle Bouchard née dans le monde l’imprimerie. Ce qui fit de lui un éditeur patenté.

Bref, à moins d’être complétement bouché, vous aurez compris qu’un livre sur lequel est imprimé le nom de Léon de Rosny ne peut pas, ne doit pas être considéré comme un livre lambda. C’est en tous cas ce que nous nous disions en ouvrant l’exemplaire à grandes marges du Traité de l'Education des Vers à Soie au Japon de Sira Kawa traduit par Rosny, qui est arrivé il y a peu sur nos tablettes. 

De ce traité, ce sont d’abord – XXIe s., siècle de l’image-reine, oblige- les planches qui subjuguent. Au nombre de 24, dont 2 dépliantes, elles présentent pour la plus grande majorité d’entre elles, une encyclopédie par l’image de la culture des vers à soie. S’y succèdent de gracieuses donzelles au teint parfaitement blafard, alors qu’elles devraient l’avoir rose et frais puisqu’« au Japon, l’éducation des vers à soie [qu’elles doivent appeler messieurs les vers à soie] est un art réservé aux femmes de la campagne ». « Les japonais, apprend-on aussi par une note de Rosny, considèrent les hommes comme n’étant pas doués de patience suffisante pour se livrer » à cette occupation. Un esprit zizanesque aurait pu leur affirmer qu’en France non plus, les gars ne faisaient, ne font pas souvent preuve d’une patience digne de ce nom, mais cela aurait fait bifurquer le propos de l’auteur, en l’entraînant sur un terrain glissant bien éloigné des serres chaudes nécessaires à l’élevage des vers qui nous occupent aujourd’hui.
Les hommes apparaissent tout de même à deux reprises dans l’illustration, tâcheron coupant les branches d’un murier et grimpeurs-chasseurs dans une très belle planche figurant la récolte des vers à soie de nuit, en pleine la montagne. Le ciel y déploie un bleu profond et réconfortant, les vers à soie scintillant dans la nuit, confinent les cueilleurs dans l’obscurité des arbres assaillis. 
cueillette nocturne


Ces illustrations sont éditées en 1868, à une époque où
Hokusai déjà subjugue. Bientôt l'Exposition universelle de 1878 le propulsera en première ligne. Dans son sillage, le japonisme frémissant déferlera sur l'art européen. Les Nabis, à la fin des années 1880, s'empareront de ses lignes, raccourcis et télescopages rafraichissants. Les superpositions décoratives qui paraissent si sages dans les planches du Traité deviendront insolentes dans les intérieurs de Vuillard. Pourtant, les présupposés sont les mêmes, formés de textiles mouvants et de papiers peints statiques.

Mêmes textiles mouvants et papiers peints statiques
[Vuillard. Intérieur à la table à ouvrage. 1893]

D’autres planches, présentant la croissance du murier, le couteau coupe-feuilles, des cocons japonais, l’évolution des vers, deux cartes du Japon et un carton recto verso de vers à soie, nous rappellent que nous ne parcourons pas un recueil récréatif d’estampes japonaises, mais bien un livre sérieux et complet. 

Et pour être complet, il l’est. Sur ce point, nous pouvons faire confiance à Rosny. Outre sa traduction truffée de notes virtuoses, on y trouve une introduction revenant sur l’histoire de la culture de la soie, un index chinois-japonais (au cas où l’un d’entre nous aurait confondu les langues O’ avec l'hôtel California et y serait resté sans espoir d’en sortir un jour…), une table analytique, et un rapport destiné au ministre de l’agriculture français relevant les aspects industriels et commerciaux de la filière. Ce dernier chapitre est d’importance. C’est que, au moment où parait ce livre hors du commun, la culture française du ver à soie est en train de décliner. Créée par Olivier de Serres vers 1600, elle a atteint son apogée en 1853. On tente de la ranimer avec des livres tels que le Traité. En vain. Elle disparaitra avec l’avènement du XXe s.

Or, pour être franc, on a la sensation que Rosny s’en bat l’œil. Lui, ce qui l’intéresse, c’est la langue, les us, les coutumes du pays du soleil levant et des autres contrées lointaines. L’historique qu’il rédige en préambule, est colonisé de notes calligraphiques. A chaque fois qu’il évoque l’arrivée du bombyx dans une partie du monde, il en établit un corpus linguistique et c’est avec un certain esthétisme que les caractères arabes, coréens, éthiopiens, chinois, japonais, siamois, birmans,tamouls, arméniens, hébreux, persans, javanais, en sanskrit et j’en passe, se lovent entre deux mots de français. 
melting pot typographique

Quinze pages recensent les belles marques apposées sur les cartons de vers à soie. Cartouches éphémères qui remplaceraient avantageusement les tatouages permanents de Ying et de Yang, de dauphin, papillon, petites ailes d’ange qui fleurissent aux cous, chutes de reins, avant-bras et blancs mollets européens. 
pour catalogue de tatoueur
L’ouvrage est beau, les recherches fines, les tissus des kimonos joyeux. Tout ça est trop parfait. C’est bien connu : toute médaille a son revers. Et le revers ici, c’est Léon de Rosny lui-même, qui se préoccupa plus de ses chères études que de ses enfants, plus des sociétés savantes que de sa femme qu’il aimait pourtant, plus du papier que de la chair et de l’os. Lui qui, après quatre ans de travail, âgé d’à peine 19 ans, publia en 1856 une Introduction à l’étude de la langue japonaise, lui, qui vécut par le papier, faillit en mourir, de honte. 
Ce fut en 1875. Il avait 38 ans. Il était alors entré en possession d’un « manuscrit iroquois » unique en son genre, qu’il présenta fièrement lors du premier Congrès international des américanistes, qui se tenait à Nancy et dont il était un des instigateurs.(1) C’est alors qu’au milieu de l’assistance béate, une voix s’éleva dans la salle qui remettait en cause l’origine du document. C’était celle d’Émile Petitot, missionnaire de la Congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, versé dans les bibelots et reliques indienne. Il venait d’être renvoyé en France par ses pairs canadiens qui avaient fini par se rendre compte que les hivers rigoureux rendaient le bon abbé zinzin. Nu comme un ver – un frileux ver à soie, cela va sans dire - il avait voulu, un premier hiver, stranguler son supérieur et l'hiver suivant, l’achever à grands coups de hache à la manière de Jack Torrance, le sympathique héros de Shining.

[Jack Torrance ] Oui! la neige peut rendre zinzin [Émile Petitot]

De retour en France, rhabillé, réchauffé, il tentait de faire la peau, par les mots cette fois, à un Rosny aux abois, détruisant l’authenticité du manuscrit iroquois,
selon lui un faux fabriqué par un européen. Il en profita pour railler ses connaissances casanières et dénigrer sa fortune mal employée.
Il a été démontré depuis, qu’aucun des querelleurs n’avait raison, étant donné que le manuscrit est, en fait, mi’kmaq. On aimerait que l’origine du micmac vienne de ce crêpage de barbes savantes. Il semble qu’il n’en soit rien puisque que micmac qu'on écrivit mique-maque au XVIème et  XVIIème siècle, soit la déformation de l'ancien français mutemaque (rébellion, tumulte, désordre), emprunté sans doute au néerlandais muetmaken (faire une émeute), influencé probablement par l'allemand mishmasch. Ça nous en bouche un coin, me navre, mais moins cependant quand je pense que cette étymologie voyageuse aurait ravi Rosny.
Le créateur de la chaire de Japonais aux langues O' ne se remit jamais vraiment d’avoir – un peu- perdu la face.  Certes, « l’héritier modèle, poursuivit sa quête des honneurs académiques. Cependant il échoua à entrer au Collège de France, les sociétés savantes qu’il fonda périclitèrent, son fils aîné se suicida et devant ces ratés de la transmission il devint aigri, hargneux, colérique, insomniaque. »
Il quitta son hôtel de la rue Duquesne et s’installa dans un pied-à-terre rue Mazarine, dont il racheta petit à petit tous les appartements mitoyens : il ne supportait plus le bruit. Il y dormait l’après-midi, veillé par une gouvernante interdite de mouvement, vestale newlook, tapie dans la fausse obscurité de la mi-journée. Rosny aimait décidément les civilisations et les langues englouties. Il ne s’intéressa d’ailleurs jamais vraiment aux productions de l’ère Meiji qui débuta en 1867, restant fidèle à son cher Japon ancien.
Le soin apporté à la fabrication du Traité de l'Education des Vers à Soie, la qualité du papier choisi, la finesse de reproduction des planches de l’édition japonaise, les adjonctions historico-géografico-linguistiques m’empêchent de tomber à mon tour sur le rab de ce bon vieux Léon, ce défricheur inlassable, ce curieux insatiable. Un dernier trait finit de me le rendre éminemment touchant. De son vivant, le bonhomme avait fait don de sa bibliothèque tatare à la Sorbonne. Il légua aussi, en plus des manuscrits Julien,  sa bibliothèque japonaise et chinoise à la bibliothèque municipale de Lille, soit « mille et quelques livres, dont certains rarissimes, « réunis au prix de grands sacrifices. […] qui fit que, pendant toute sa vie, il lui manqua « dix-neuf sous pour faire un franc ». » (2)  © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral. 

(1) Toute l’histoire, par le menu : Pierre Déléage, La querelle de 1875 : Léon de Rosny, Émile Petitot et le manuscrit micmac, Recherches amérindiennes au Québec 45 (1), 2015, p. 39-50.
(2)Bénédicte Fabre-Muller,Pierre Leboulleux,Philippe Rothstein, Léon de Rosny 1837-1914: De l'Orient à l'Amérique


LES LIVRES QUI ONT PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE sont en vente à la librairie

Léon de Rosny | Sira Kawa de Sendaï (Osyou)
Traité de l’éducation des Vers à Soie au Japon. (Yô-San-Sin-Sets)
Paris, imprimerie Impériale, 1868.
In-8, demi-chagrin, dos à nerfs, auteur et titre doré.
LXIV, 228 [2] pp. 24 planches hors-texte.
Bel état de cette rare traduction du traité de Sira Kawa de Sendaï, en exemplaire à grandes marges.
24 planches et doubles-planches de gravures et cartes en noir et blanc, mais principalement en couleurs, très fines. Traduit pour la première fois par Léon de Rosny, ce traité qui devait relancer l’industrie du ver à soie, fut plutôt un prétexte pour Rosny pour faire paraitre un élégant manifeste historique, culturel et linguistique.






Abbaye de Lérins 
Magnificat in cl linguas versum et propriis caracteribus redditum et expressum.

Nostra-Domina de Lerina, typ. M. Bernardi, 1887. [389] pp., planches hors-texte. Quelques mouillures.
In-4, reliure éditeur plein chagrin cerise, dos à nerfs orné, premier plat orné d'une grande plaque dorée, reprise à froid au second, tranches dorées. Dorure en partie passée
Illustré à toutes pages en noir et couleurs d'un décor en encadrement et/ou d'une illustration mariale, le Magnificat se voit traduit en 150 langues. Ce volume est à n’en pas douter un témoignage de la virtuosité de l’imprimerie de cette fin du XIXème s. C’est à l’occasion du jubilé pontifical de Léon XIII et en prévision de l’exposition au Vatican de tous les objets offerts à cette occasion, que « les religieux de l'abbaye de Notre-Dame-de-Lérins ont entrepris un labeur extraordinaire; la confection, en un volume unique, du Magnificat en 150 langues, avec encadrement de couleurs, gravures en couleurs et superbes illustrations à chaque page». L’effort typographique y est notable : on fabrique pour l’occasion des caractères égyptien pour imprimer la traduction de Maspero mais également des caractères tibétains, tamouls, touaregs, mandchou, &c. Les compositions d’encadrement relèvent également du foisonnement typographique et graphique d’alors. In Annales catholiques, avril 1887.