vendredi 15 décembre 2017

HAUT LES MAINS, PEAU DE CHAGRIN, HONORÉ EN ÉCRIVAIN



#PourCeuxQuiSontPressés C'est dommage dans la suite, il est question de :
#PeauDeChagrin #HonoréDeBalzac
#
JeDoisDeLargentDoncJeFuis    
#RaphaëlDeValentin&Achille  
#Bitures&Pochtronnades #CochonneriesLittéraires
#WhiteWalkers #FinasseriesBibliophiliques
#LaCamardeSeMarre  #ReliureRomantique  #Lorgnette







Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même:

De gros chagrins d’enfant, de grands chagrins d’amour, mais une seule Peau de chagrin. Et donc, mathématiquement, un seul à La pratiquer. Cet unique, c’est Raphaël de Valentin. Il L’a possédée et s’est fait posséder par Elle.
Le chagrin, c’est de la peau de croupes d’âne ou de mulet dont on tendait les tambours. Pour bien faire, on la mouillait, l’étirait, la posait, la ligaturait autour de la ronde armature. Et puis on attendait. On attendait qu’elle rétrécisse en séchant. Le drame de Valentin est de ne pas avoir eu les épaules aussi carrées, les neurones aussi solides que le tambour. Il n’a pas résisté, a été laminé.  C’est à Balzac que l’on doit le récit de ce terrible écrabouillement.

Jeune Honoré par Devéria
On passa pourtant à un cheveu de n’en rien lire. La carrière de Balzac en 1825, avait fait long feu, au point qu’il écrive dans une lettre : « Il y a longtemps que je me suis condamné moi-même à l'oubli; le public m'ayant brutalement prouvé ma médiocrité. Aussi j'ai pris le parti du public et j'ai oublié l'homme de lettre, il a fait place à l'homme de lettres de plomb. » (1) A 26 ans – il est né en 1899 -, Balzac s’est en effet déjà largement essayé à l’écriture. Sous pseudonyme la plupart du temps. Il a à son actif un bon petit tas de « cochonneries littéraires.» (2) Il en a assez de faire le pitre et décide de passer de l’autre côté de la feuille de papier. D’écrivain, il veut devenir imprimeur. La parenthèse durera deux ans, d’avril 1826 à avril 1828. Parenthèse sur laquelle nous devons insister parce qu’elle est essentielle pour comprendre l’intérêt de la Peau de chagrin qui nous occupe.

Ouvrons-la, la parenthèse: Honoré se fait prêter du flouze, beaucoup. Avec tous ces biftons, il se lance dans l’imprimerie et débute avec un impérissable prospectus publicitaire pour despilules anti-glaireuses de longue vie”. Il enchaine avec des feuilles de chou, des brochures à cinq francs six sous. Et puis il sort les Art de…  aux titres appétissants. Citons l'Art de ne jamais déjeuner chez soi et de toujours dîner chez les autres par feu le Chevalier de Mangenville, l'Art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées enseigné et démontré en seize leçons avec dessins à l'appui par le baron de l'Empesé, l'Art de payer ses dettes et de satisfaire ses créanciers sans débourser un sou.

Modèle de Gillé

Ce dernier opuscule porte dans son titre, tout le drame pécuniaire de Balzac. Endetté, il l’est en 1825, endetté il restera jusqu’à son dernier jour. Dans ces années-là, Honoré met au point sa future devise : “Je dois de l’argent donc je fuis”. Mais il n’est pas contre tenter un dernier coup fumeux avant de rendre gorge. En septembre 1827, le futur comédien humain rachète donc, avec ses derniers picaillons et ceux de ses amis les plus endurants, la fonderie de caractères d’imprimerie de Joseph-Gaspard Gillé, fameuse entre toutes. Créée au XVIIIe siècle, elle s’est fait un nom dans les caractères de fantaisie, les ornements et les lettres d'écriture. L’idée est géniale - cette maison jouera un rôle important dans l'histoire de la typographie romantique – mais elle arrive, comme les carabiniers, trop tard. Elle n’empêche pas le naufrage du type en nippes. Balzac n’a plus un rotin, mais désormais un sens aigu de la mise en page et de la typographie dont il fera bientôt bon usage. 

La parution en 1829 de la Physiologie du mariage ou méditations de philosophie éclectique, sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire retentit comme un coup de tonnerre dans le landernau littéraire. Le propos est osé. On applaudit le jeune célibataire qu’on ne tarde pas à démasquer : Balzac a repris la plume.

La Peau de chagrin paraît en 1831. A nouveau, succès. Énorme succès qui lui permet de mettre en chantier une édition illustrée qu’il compte bien superviser de A à Z. Le résultat, nous l’avons entre nos mains.

La trace de la canne de Trim
En guise d’épigraphe, il a décidé de faire imprimer l’arabesque fantasque que Sterne fit figurer dans son Tristram Shandy. Pour qui ne sait pas de quoi il retourne, elle apparaît énigmatique, ésotérico-littéraire, parfaitement dans le ton fantastique de la Peau de chagrin. Et pourtant ! Pourtant, ce n’est que la représentation du mouvement de la canne que Trim, personnage du roman de Sterne, fait tournoyer en l'air au moment de définir la liberté humaine. Il figure « la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course vagabonde et son allure serpentine. » (3)

Or, c’est bien de cela que l’on cause. De la bizarrerie de l’existence, des rencontres qui nous détournent du chemin originel, de l’argent qui nous le rend affreusement caillouteux ou dangereusement glissant, de notre corps, faux-frère jumeau de notre âme parfois imbécile, du temps qui passe et qui susurre à quelques-uns d’entre nous : que préfères-tu ? Vivre longtemps dans les coulisses obscures ou un peu mais sous les feux de la rampe ?
Sous les auspices maternelles pour l’un et méphistophéliques pour l’autre, Achille a tapé du pied et choisi la seconde option. Raphaël, lui comme l’autre, répond : « Va pour la course à la vie ».

Va pour la course à la vie

Et Valentin de s’engouffrer dans « ce conte arabe, où la féerie et le scepticisme se  donnent la main, où des observations réelles et pleines de finesse sont enfermées  dans un cercle de magie. Vous y trouverez de grands salons et de grandes orgies, la mansarde du jeune savant et le boudoir de la femme à la mode, la table de jeu  et le laboratoire du chimiste : tout ce qui influe sur notre société, depuis le sourire  de la jeune fille jusqu'aux malices du feuilleton. » (4) 
Or, Balzac, fort de son incursion dans les arcanes du livre, sait précisément ce qu’il veut. Il fait en sorte que son roman soit illustré  selon son bon plaisir. Les innombrables vignettes gravées sur acier sont d'après des artistes qu’il a sélectionnés, parmi lesquels Gavarni, Janet-Lange, Français et Marckl en sont la marque charmante. « L'écrivain donnait des indications précises sur les images souhaitées, révélant son goût pour la diversité aussi bien dans les sujets représentés (portraits de groupe ou de personnage isolé, décors, scènes du roman, symboles et figures allégoriques), que dans leur emplacement : bandeau, cul-de-lampe, fleuron, lettrine et illustration de couverture. » (5)

cette tête à claques de Fœdora
Ces vignettes ne sont pas que ravissantes. Elles trahissent allègrement Honoré derrière Balzac. En suivant scrupuleusement le déroulement de l’histoire, elles rappellent combien l’auteur est attaché à l’intrigue dont le mot comme l’image sont les chevaliers servants. Piquons au hasard cette tête à claques de Fœdora observée de derrière les rideaux par notre héros, alors qu’elle se retrouve seule après la surboum qu’elle vient de donner. « Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées. » Entre le texte de Balzac et la vignette qu’en tire Langlois, pas un iota de divergence. C’est comme si on y était.

Ces vignettes, nombreuses, n’ont pas reçu d’entourage. C’est peut-être que Balzac considère l’illustration comme un ornement typographique à part entière et non comme une enjolivure exogène. On retrouvera ce parti pris chez quelques éditeurs du XXe s. et d’abord chez Vollard qui joue dans son Parallèlement à mêler les vers imprimés de Verlaine et les compositions de Bonnard.

On a lu ici ou là que ces vignettes avaient « tendance à interrompre la lecture, à mettre l’accent sur le côté social, voire mondain, du roman plutôt que sur son aspect philosophique. » (6) On croit déceler dans ces propos un peu de dédain, alors qu’il faudrait au contraire, poser le volume sur ses genoux et applaudir des deux mains. C’est ce côté anecdotique qui ancre cette peau de chagrin anorexique dans le réel, qui fait qu’on marche, qu’on court, qu’on croit dur comme fer à la fable.

Dans ce premier tiers du XIXe s., l’expédition de Bonaparte, les voyages de Champollion ont réveillé les imaginaires et l’égyptomanie règne en France. Avant le Voyage en Orient (1851) de Gérard de Nerval, le Roman de la Momie (1857) de Gautier, le Néferou-Ra, (1862) de Leconte de Lisle, Balzac évoque “L’Égypte, roide, mystérieuse, (… présente dans l’antre de l’antiquaire) par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires”. Une vignette, pleine de rumeurs, reprend le thème avec brio.

Mais c’est la vie quotidienne que les vignettes retranscrivent qui font notre joie. Ce quotidien familier aux lecteurs des années 1830, nous est aujourd’hui parfaitement étranger. Les vignettes, en ayant cristallisé l’époque par-dessus les siècles, nous y donne accès. Et avec une pointe de regret chronologique, nous voyons les élégants se tenir par la taille, une main dégantée attendre le baiser d’un admirateur, un lit de draps et d’édredon s’ouvrir, des pantalons en fuseau se tendre, des robes en corolle s’épanouir, une jeunesse jouer au volant rue de Cluny. Des tailles hautes, des gants de chevreau, des raquettes, et non des tailles basses, des tatouages, des téléphones portables.
 
une main dégantée attendre le baiser
une jeunesse jouer au volant rue de Cluny

Rien qui n’arrive cependant à nous faire oublier que la mort rode dès la première page de la Peau de chagrin. Les squelettes rythment de loin en loin l’illustration. Le premier apparaît sur la page de titre, tout occupé à tirer un homme vers lui. Sa présence, subtilité  bibliophilique, indique que nous sommes en présence du tout premier tirage de cette édition illustrée. Un autre chevauche un cheval au galop. L’image est encore aujourd’hui saisissante, si plaisante qu’elle a été récemment reprise dans « Games of thrones », où des White Walkers mènent impassiblement leurs chevaux décharnés. La Faucheuse folâtre mais n’oublie cependant pas ses devoirs et on la retrouve postée dans l’ombre de l’alcôve dans laquelle Raphaël trépasse. La faux est là, mais pas la robe à large capuchon. Elle n'a que l'air sur les os. 

Aïeul du White Walker

Le texte lui-même traine une morbidité palpable. Au milieu du roman, La Camarde se permet de s’attarder sur les noceurs qui sortent d’un sommeil lourd d’ivresse. Tandis que « l’assemblée se trouve sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil », les « yeux si brillants (sont) ternis par la lassitude. Les teints bilieux (… font) horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, (sont) devenues vertes ; les bouches naguère délicieuses et rouges, (sont) maintenant sèches et blanches (…) Les hommes (renient) leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. (…) Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, (…). Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. » Corporellement mortel !

C'est à boire, à boire, à boire...


Page après page, insidieusement, Balzac assassine notre espoir de voir Raphaël de Valentin réchapper du piège chagriné. Ce lent assassinat baigne dans le vin de Champagne, de Bourgogne et de Bordeaux. On n’en finit pas de se pochtronner. On "donne à boire à son gilet". On trinque, on titube, on valse, on renverse les fauteuils, on rampe par terre. Même les vignettes ont le tournis.

Qui donnait sérieusement à boire à son gilet

Le résultat est d’autant plus délicieusement vicieux que ces vignettes sont exquises, pleines de joliesse et de vitalité. « Lisez la Peau de chagrin, vous en avez pour trois  nuits d'images éclatantes et terribles qui soulèveront les rideaux de votre alcôve  pour peu que la nature vous ait doué d'imagination ; et pour un an de réflexions,  si vous êtes né contemplateur, observateur et penseur. »(7) © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral  


Le livre qui nous a permis d'écrire cette lorgnette est sur les tablettes de la librairie:

Honoré de Balzac

La peau de chagrin


Paris, Delloye et Lecou, 1838.
In-4, demi-veau vert romantique à coins, plats gaufrés. Quelques très rares frottements.
Première édition illustrée, en premier tirage, de 100 vignettes sur acier de Gavarni, Baron, Lange...
Bel exemplaire sur papier bien blanc.  Quelques pâles rousseurs. Clouzot note : "Ouvrage assez souvent piqué, difficile à rencontrer en belle condition."
Belle reliure romantique.
L'édition contient bien les caractéristiques du tout premier tirage stipulées par Clouzot : vignette du squelette tirant un homme en arrière en page de titre et la vignette du jardinier. Seul volume publié d'un ensemble qui devait comprendre toute l'oeuvre de Balzac. La page de faux-titre suivant celle du titre porte en bas l'inscription : "ET. SOC. - T. XXVI".
Page 180, le personnage assis à gauche de Rastignac passe pour représenter Balzac note P. Berès dans son catalogue de 1949.
Maison de Balzac, « L’édition parue en 1838 chez Delloye et Lecou dans l’éphémère collection « Balzac illustré », imaginée par l’écrivain lui-même, constitue le témoignage tangible de l'intérêt et des préférences de Balzac en matière d'illustration ».
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(1)Lettre de Balzac à Loëve-Veimars -
(2) Lettre à Laure Surville, 2 avril 1822 -
(3) Introduction de Philarète Chasles aux Romans et contes philosophiques de Balzac, août 1831 -
(4) Philarète  Chasles cf. note (3) -
(5) Notice, www.maisondebalzac.paris.fr/en/node/165 -
(6) Tim Farrant, La vue d’en face. Balzac et l’illustration. www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2011-
(7) Philarète  Chasles, cf. note (3) -

samedi 4 novembre 2017

LES FENOUILLARD, CHARLOT, LITTLE NEMO, TINTIN ET LES MARX BROTHERS



#PourCeuxQuiSontPressés
C'est dommage dans la suite, il est question de :
  

 #ChristophePasLeChanteur  #laFamilleFenouillard   
#BandeDessinée #Cinéma #Tintin #LittleNemo  #Charlot
#Astérix #editionOriginale #LaTerreVueDuHaut
#futurisme #Lorgnette



Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même 

Christophe se prénommait en vérité Georges. Georges Colomb. Christophe aurait fait mieux dans le paysage. Mais c’était déjà pris. Aussi notre bonhomme se débarrassa-t-il et du Georges et du Colomb pour ne garder que le Christophe. Si vous avez suivi jusque-là, vous êtes apte à suivre la famille Fenouillard, le père, la mère, Artémise, Cunégonde qui furent ballotés autour du monde par cet auteur délicieusement déraisonnable.
Agénor, Léocadie, Artémise, Cunégonde Fenouillard

 
Georges, presque Christophe Colomb
A la ville, Georges Colomb (1856 – 1945) fut professeur de sciences naturelles puis sous-directeur de l'Institut de Botanique de la Sorbonne. Il a raconté dans la presse (1) avoir même été un moment le professeur particulier de Tristan Bernard : « C'était en 18.. (Cela ne vous regarde pas !) Nous étions tous les deux de beaux bruns, Lui et moi. Il était, Lui, élève au lycée Condorcet, (…), et moi, frais émoulu de l'Ecole normale, (…) bombardé délégué pour l'histoire naturelle, au même lycée. Tristan, qui a toujours eu le sens de l'opportunité et l'horreur du paradoxe, se dit aussitôt « Un professeur de sciences naturelles ? Il doit être de première force en mathématiques (…).Tristan s'est toujours fait remarquer par l'audace de ses initiatives. » D’ici à envisager que leurs esprits aient déteint l’un sur l’autre… Colomb eut aussi dans sa classe le tout jeune Marcel Proust, sans qu’on puisse cette fois y trouver une quelconque filiation.

A la campagne, il devint Christophe, père fouettard des Fenouillard. Mais pas que. Boris Vian fut  jusqu’à considérer que « dans un raccourci saisissant, (il a donné) une image de la société moderne : le savant (Cosinus), le commerçant (Fenouillard) et le militaire (Camember), le monde métaphysique étant représenté, ainsi que le monde moral, par ces deux abominables crétins de Plick et Plock ». Ce chemin des écoliers, disons-le tout de suite, il ne l’emprunta qu’une dizaine d’années avant de reposer définitivement la plume et le crayon comme le fit son quasi-contemporain, Arthur Rimbaud, né deux ans après lui. Si Arthur jeta l’éponge à 21 ans, Georges, lui, mit le collier à 31 ans.
                               
Trêves de plaisanteries chronologiques et de billevesées analytiques ! En 1893, paraissent donc, pour la première fois en album les aventures de La famille Fenouillard. Et en couleurs s’il vous plait. C’est important puisque ce ne sera plus le cas par la suite. 

Au contraire de la famille Zermatt, les guillerets « Robinsons suisses », les Fenouillard ne voulaient pas vraiment voyager. Ça s’est fait comme ça, c’est tout. Commencés par erreur, leurs voyages se sont succédé à toute allure. La vitesse, c’était alors quelque chose. François Caradec (2) l’a merveilleusement synthétisé : « la fin du siècle fut celle de progrès si rapides, qu’il devait parfois être difficile de les suivre. Georges Colomb avait vingt-quatre ans avec le phonographe, vingt-neuf ans avec le sérum antirabique, trente ans avec les ondes hertziennes, trente-deux ans avec le moteur essence, trente-sept ans quand il publia La Famille Fenouillard, trente-neuf ans avec le cinéma et les rayons X, quarante ans avec l'album du Camember, quarante et un ans avec l'avion d'Ader, quarante-deux ans avec la découverte du radium, quarante-trois ans avec Cosinus, quarante-quatre ans avec la théorie des quantas, j'en passe et des meilleures pour rappeler aussi qu'il a connu la guerre de 70 à quatorze ans, celle de 14 à cinquante-huit ans, et celle de 40 à quatre-vingt-quatre ans. »

Vu comme ça, ça en bouche un coin. Et on s’étonne que Christophe n’ait pas succombé sous le coup du Progrès mais qu’à l’inverse, il ait réussi à en devenir l’aruspice.
Alors que le cinéma n'en était qu'à ses balbutiements –  Christophe assistera deux ans après la parution de La famille Fenouillard à la pré-première séance des Lumière qui eut lieu à la Sorbonne -  il sentit que ça venait. On trouve des cases en plongée, en contre-plongée, des gros plans, des plans larges, l’embryon du travelling et le découpage de futures scènes culte : coincé sur une bielle de la salle des machines d’un bateau, monsieur Fenouillard annonce furieusement le Charlot des Temps modernes

D'agénor à Charlot, il n'y a qu'un engrenage

Confronté au problème du muet (le livre l’étant plus encore que le cinéma), il ajoute un chien en train de hurler à la mort dans une scène d’intérieur qui, sans le cabot, aurait paru paisible. Un père et une mère y somnolent semble-t-il bercés par les douces mélodies jouées au piano par leur progéniture. Azor, seul, chante le pot-aux-roses.

Ahou! aahouuuuuu!
Aruspice, il l’est encore quand, sans y toucher, il met en place certains codes de la future bande dessinée. Ses bagarres nuageuses se retrouvent dans celles d’Astérix orchestrées par Uderzo. 

Astérix et Fenouillard, même combat


 ses explosions, son parti pris de placer ses personnages de dos, chez Winsor McCay qui met au monde Little Nemo en 1905. 

Badaboum! Little Nemo, Flip et les Fenouillard par dessus bord

                             
Hergé, quant à lui, ne peut pas ne pas avoir lu La famille Fenouillard. Il y a trop de coïncidences. La première est dans le titre. Christophe écrit que son album est « destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages, et écrit spécialement pour les enfants de 5 à 95 ans ». Hergé, moins ambitieux se contentera de la fourchette « de 7 à 77 ans ». 
Bizarre, vous avez dit bizarre!

Le goût douteux d’Agénor Fenouillard pour les costumes traditionnels en est une autre. Comme Dupond et Dupont, il raffole des déguisements folkloriques qui le précipite dans des situations grotesques, voire périlleuses. Travesti en Sioux, Papou, trappeur, Japonais, il survit à tout. 

Agénor et Agénor - Dupont et Dupond

L’omniprésence, l’importance du parapluie du même Agénor fait immanquablement penser à celui de Tournesol. Le parapluie est l’élément directeur de leurs aventures. Il est capital dans l’Affaire Tournesol. Il sauve à plusieurs reprises la famille Fenouillard. D’aucuns n’ont pas manqué de voir dans le parapluie de Tryphon le symbole de « l’attribut viril » (3) et il nous faut bien reconnaître qu’Agénor est le seul mecton de la famille et que son parapluie n’est pas du luxe  au moment de slalomer entre les indigènes, sa femme, ses filles et les gags de son créateur.  

Coups de parapluie

                         
Plus ponctuellement et pour notre plus grand plaisir, certaines cases de Christophe renvoient explicitement aux cases d’Hergé. Voyez Tintin caché dans une potiche dans le Lotus bleu qui renvoient aux Fenouillard planqués côte à côte. 
Qu'importe le flacon...

Regardez encore les corps des Fenouillard se faire balancer par-dessus bord, comme ceux de Tintin, Haddock, Cyclone, Milou dans les Cigares du pharaon. Bazardés en pleine mer et au beau milieu de la nuit, ils devront la vie sauve les uns aux toiles enduites, les autres aux sarcophages qui les protègent de la noyade. 

 
Oh, mon bateau, oh, oh, oh!
Remarquez comment Hergé s'empare du personnage du colporteur de paquebot créé par Christophe pour imaginer l' Oliveira de Coke en stock. Les colifichets proposés à Agénor, par un tour de passe-passe inouï, se retrouvent dans les bras, sur le dos et la tête de Tintin. 

Tour de passe-passe inouï
Léocadie Fenouillard, aimable comme un pot de chambre, bornée comme un président des Etats-Unis, féminine comme une catcheuse rhabillée, annonce la Castafiore et plus encore Margaret Dumont  qui par sept fois jouera le bouc émissaire en jupons des films des Marx brothers. Et si les Marx arrivent ici, ce n’est pas, une fois n’est pas leur coutume, comme un cheveu sur la soupe.
                                         
C’est qu’il y a en ferment, dans les textes de la famille Fenouillard, ce sont les tirades calembouresques de Groucho, les expériences de l’Oulipo, les titres titres de l'Album primo-avrilesque d'Allais, le décalé de Desproges. Le fait que Christophe ait remisé les phylactères mis en circulation par Töpffer - son génial prédécesseur-  ne signifie pas, comme certains l’ont écrit, que sous le triumvirat de Camember, de Cosinus et d’Agénor 1er la bande dessinée ait régressé. 

deux fois humoriste
En faisant redescendre les mots sous les cases, Christophe est devenu deux fois humoriste, par la plume et par le crayon. Il faut lire Christophe absolument. Le décalage entre l’image et le texte, le ton pince sans rire, les calembours parfois lourdingues, toujours irrésistibles, les trouvailles stylistiques portent ses images au firmament du genre.
Mais comme dans nos contrées, on a la fâcheuse tendance à reléguer les meilleurs œuvres comiques derrière les œuvres « sérieuses » les plus médiocres, je ne peux refermer cette lorgnette sans y ajouter un petit quelque chose qui fera peut-être revenir sur leurs positions les Fâcheux. Il se trouve que plusieurs fois dans cet album, on est tenté d’aller faire un tour du côté de l’art avec un grand A.  

On sait par exemple le choc esthétique que les appareils photographiques embarqué dans les « plus lourds que l’air » provoquèrent au début du XXe s. La terre vue du ciel révolutionne alors le regard (4). Caillebotte en a l’intuition de quand il peint en 1880 Le boulevard vu d’en haut. Christophe, en 1893, ne se contente pas d’une impression. Il s’en empare et joue avec cette révolution en gestation. 
intuition lévitique

Dans une autre case, deux hommes se retrouvent dans un corps à corps terrible. On ne les distingue pas vraiment mais on les devine s'étriper allégrement. Ces secousses fébriles représentés par une myriade de hachures parallèles, on les retrouvera dans la Main du violoniste du futuriste Balla…en 1912. 
futurismes
 
Vraiment, si Rimbaud fut l’étoile filante de la poésie de son époque - personne ne le conteste -, Christophe en fut la comète. En rentrant dans notre atmosphère,  il nous a gratifié d'une énaurme bouffée d’oxygène qui – c’est confirmé -, est bien loin d’être épuisée. A vos marques, prêts, inspirez ! © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral 

 Le livre qui a permis d'écrire cette lorgnette est:

Christophe La famille Fenouillard  


Paris, Armand Colin, s.d. (1893). 

In-4, reliure toilée éditeur, format à l’italienne, couverture illustrée en couleurs. Très légères usures. Tranches dorées. Coiffes usées. 79 ff. deux petites déchirures marginales restaurées anciennement.

Rare première édition en volume, après parution en feuilleton. Toutes les planches y sont en couleurs. Les éditions postérieures seront en noir et blanc.
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Notes

 (1) Le Gaulois, 8 janvier 1925.
(2) François Caradec, Entre miens, d'Alphonse Allais à Boris Vian, 1956.
(3) Philippe Ratte, Tintin ou l'accès à soi
(4) villabrowna.blogspot.fr/2015/02/cocteau-chantre-du-cockpit.html