mercredi 31 mai 2017

LE POULIDOR DE L'ARCHITECTURE MARCHE AUX TUILERIES



#PourCeuxQuiSontPressés
C'est dommage dans la suite, il est question de
  

#HectorHoreau #LesTuileries
#vuedarchitecture #LouisPhilippe
#CanneEtCerceau #LazareArchitectural 
#JardinDeParis

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même. 


Devant nos yeux, une feuille de papier. Légèrement teintée. Aquarellée. Encadrée. Accrochée aux murs de la librairie. Une feuille de papier fragile et rare, témoignage du passage en ce bas monde de  celui que l’on surnomma au XIXe s. le Jules Verne de l’architecture.
Il s’appelait Hector Horeau. 

Horeau, Les Tuileries côté jardins. Aquarelle signée de 1833

On lui doit l’ébauche du tunnel sous la Manche, qui aurait été sous sa gouverne « un tube de fer préfabriqué posé sur le lit de la mer, ventilé par des puits dont les bouches (auraient été), en surface, masquées par une décoration néo-gothique (…) recouverte de petites pagodes »(1).
Le premier, Horeau eut l’intuition de la place qu’aurait le jardin vertical dans la ville et le mur végétalisé de Patrick Blanc au musée du Quai Branly aurait pu trouver sa paternité dans ses projets établis vers 1850 pour certaines rues de Paris.

Le Jules Verne de l’architecture fut surtout - je le crains - le Poulidor du projet architectural.
Il exposa « dès l'année 1825, un plan de transformation de Paris presque identique à celui que le baron Haussmann réalisa trente ans plus tard. Il en fut de même pour son projet des Halles centrales en fer, présenté en 1848 au prince Louis- Napoléon et mis à exécution dix ans après par Baltard »(2). Horeau finit également premier du concours lancé par les organisateurs de l'Exposition universelle de Londres de 1851 qui vit pourtant le Crystal palace de  l’anglais Joseph Paxton triompher…
Chauvinisme ou effroi devant l’ampleur du projet, ça n’a pas été clairement tranché.

Il fut aussi très tôt un fervent défenseur de l’architecture de métal et c’est un peu terrible de penser qu’à Paris, son empreinte se limite aux lettres de son nom martelées à la frise des illustres savants artistes et industriels qui orne la première plate-forme de notre dame de fer, la tour de Gustave Eiffel. Horeau semble en avoir eu l'intuition: ne granve-t-il pas son nom et sa qualité d'architecte dans la pierre d'un des parapets de son aquarelle?


Hector Horeau arch. - 1833
Il n’empêche, comme l’écrivit Roger Marx en 1914, que les malheureux projets « d'Hector Horeau, (resteront) curieux, passionnants à l'extrême par leur prescience des recherches, des inquiétudes de maintenant ».(3)

Croquis préparatoire
Dès 1837 et tout au long de sa vie, Horeau travailla à la réunion du Louvre et des Tuileries. Son idée était basée sur le couvrement de la Cour Carrée par une immense verrière convexe terminée par un dôme. Il imaginait aménager l’intérieur en un salon entouré de tribunes. Son projet contournait le problème épineux du non-alignement du Louvre et des Tuileries. Il permettait à l’Arc de triomphe du Carrousel de gagner en légitimité (4). Ce nouvel espace aurait permis l’établissement d’une poste, de la mairie du IVe et de services administratifs divers.
Mais une fois encore, le Jules Verne de l'architecture fut assassiné dans l'oeuf. Par manque d’argent, Louis-Philippe ne put aller au bout de ses intentions dont la plus ambitieuse était justement la réunion des deux palais. Et c’est sous Napoléon III que la liaison se fit. Sans le Poulidor du nombre d'or.



Au moment où Horeau aquarelle sa vue des Tuileries, c’est-à-dire en 1833, depuis deux ans, Louis-Philippe y réside avec sa famille. C’est pendant ce séjour que Percier et Fontaine réaliseront le grand escalier du pavillon de l'Horloge. C’est également à cette époque que le roi fera creuser, dans le jardin des Tuileries, une tranchée qui délimitera férocement le jardin privé du jardin public. On en est pas encore là et seule une grille décorative, frêle, sépare le jardin populaire des parterres royaux.

Comme souvent, l’architecture de papier donne un supplément d’âme à l’architecture de pierre, de métal et de verre. Parfois, elle renseigne sur les intentions premières, les visées profondes, les transformations postérieures d’une réalisation.
Parfois aussi, elle ancre la construction dans son époque. Ce n'est pas le cas dans ces pathétiques plans d’architectes destinés aux pauvres béotiens que nous sommes. L’homme de l’art y ajoute ici un arbre, là un groupe de personnes, plus loin une automobile.  Ces ajouts sont impersonnels, volontairement anonymes, taches de couleurs et mètre étalon de futurs complexes immobiliers ou commerciaux que l’on veut nous faire fréquenter.
On y trouve à vrai dire tout le contraire de ce que nous montre l’aquarelle d’Horeau.

Hector a choisi une grande feuille pour dessiner les Tuileries côté jardins. La façade tourne le dos au Louvre. Cette aquarelle n’est donc pas une planche destinée à convaincre. Elle n’est pas une démonstration du bien fondé de son projet de raccordement des deux édifices.

C'est une vue d'architecture brossée par un curieux qui observe, par un amateur qui ressent, par un homme qui se souviendra. On cristallise mieux quand on écrit, quand on dessine ce que l'on ne veut  pas oublier.

Horeau est probablement arrivé aux Tuileries par les berges. Il a abordé le bâtiment par une diagonale qui met en valeur la rue de Rivoli qu’on devine sur sa gauche. Elle n’est pas toute proche et pour figurer la distance Horeau a pris le joli parti de l’aquareller d’un pinceau plus léger. C’est sans doute le cratère rehaussé situé à mi-plan qui nous fait prendre conscience un peu plus  encore de l'éloignement. 


ciel "boudinesque"

Il fait beau dans cette vue parisienne. Le ciel s'est fait "boudinesque" pour l'occasion.  Au balcon d'un immeuble de la rue de Rivoli, deux silhouettes l'admirent.


Deux ombres sorties de leur coquille



Une très légère brise taquine le drapeau français qui, à nouveau bleu blanc rouge, flotte paresseusement au-dessus des Tuileries. La température est clémente et les hommes vont en simple redingote. 
Les femmes arborent de légers châles, les arbustes sont verts : nous devons être au printemps. 
De nombreux bambins ont accompagné les grandes personnes : gageons que l’heure des leçons est achevée et que nous sommes en milieu d’après-midi. 




Et il y a foule.  
Voyez ces groupes de badauds éparpillés en lisière du palais. Outre la faction en manœuvre -sérieuse et au pas -, tous bavardent à qui mieux mieux. 
Il y a l’homme mûr qui finit de saluer une dame de sa connaissance, des amis en aparté, deux affairés qui négocient le bout de gras, des amoureux qui se content fleurette, un père qui, désignant de la canne une fenêtre, instruit son fils qui préférerait et de loin aller faire crisser son cerceau sur le sable.




 
Que lui montre-t-il au juste ? Les happy few sans doute, qui prennent le frais à l'ombre de la terrasse des nouvelles galeries de réception qui ont été regroupées à l’étage selon le souhait de Louis-Philippe. Le roi des Français préféra garder le rez-de-chaussée pour lui et sa famille. A son accession au trône, « le nouveau roi souhaitait ne pas quitter son Palais-Royal où, durant plus d’un an, il eut à subir l’assaut de continuelles émeutes. (…) Malgré son désir de ne point renoncer à la vie de famille, que les siens et lui-même ont toujours préférée à l’existence monotone et quasi claustrale de la Cour, il (avait bien senti) qu’il ne serait pas vraiment roi tant qu’il n’habiterait pas les Tuileries. Après un an d’hésitation, il se résigna, et bien à regret, non, peut-être, sans quelque gêne et fâcheux pressentiment, à emménager au vieux palais, théâtre de tant de drames ».(5)

le Jules Verne de l'architecture, atelier Nadar
« Le vieux palais » ne porta en effet chance ni au roi ni à l'architecte. Horeau, le 24 mai 1871, se retrouva pris dans la tragique colonne des communards que l’on menait sans ménagement à Versailles direction le camp de Satory. Le jeune Paul Ginisty, ami futur de Maupassant, écrivain et chroniqueur en herbe, en fut le témoin qui raconte. « A quelques pas de moi marchait, résigné, comme indifférent, un grand vieillard (…). C'était l'architecte Hector Horeau, l'inspirateur de la construction des Halles centrales, qui, moins de deux ans auparavant, avait été, au moment de l'inauguration de l'isthme de Suez, l'hôte choyé du Khédive Ismaïl. Croyant pouvoir appliquer ses idées philanthropiques, il avait accepté de la Commune les fonctions, qui restèrent bien platoniques, de directeur de l' « édilité hygiénique ». Il devait mourir, l'année d'après, tué par les mauvais traitements qu'il avait endurés, à son âge ».(6)

 


Happy few royalistes
Et les Tuileries dans tout ça ? En 1848, elles furent consciencieusement pillées. On remarqua au même balcon que celui de l’aquarelle de Horeau un « citoyen en blouse qui, pendant le sac du château, accoudé, fumait tranquillement sa pipe sans paraître intéressé par ce qui se passait autour de lui. À un journaliste, étonné de cette insouciance : « Savez-vous, dit-il, pourquoi je suis venu m’installer sur la balustrade de cette fenêtre ? C’est que, en 1830, j’avais déjà fumé ma pipe au même endroit. À tous les branle-bas, je viens fumer ici ; c’est mon privilège. Ne le dites pas : à la prochaine révolution des intrigants pourraient me prendre ma place »(7).  La « prochaine révolution » eut lieu en 1871. S’il était encore en vie, eut-il  l’occasion de poser à nouveau ses fesses sur la terrasse devenue entre-temps impériale ?

L’histoire ne le dit pas. Et on s’en fiche  parce que c’est d’un autre balcon qu’il fallait se pencher au soir du 23 mai 1871. Un certain « Kaweski, logé au Louvre, dans le ci-devant ministère d’État, avait commandé chez lui un frugal souper : des viandes froides et quelques fruits ; il espérait, dit-il, que le général, Bergeret [le brillant ordonnateur de l’incendie du palais] lui ferait l’honneur de partager ce modeste repas [ce qu'il fit]. Comme ses fenêtres donnaient sur le Carrousel, on serait bien là pour voir le spectacle « sublime » qui se préparait. On partit en bande, on se mit à table, on mangea gaiement, on but avec entrain, et, comme on se levait de table, on s’aperçut que les fenêtres des Tuileries se découpaient, dans la nuit tombée, en longues rangées de rectangles flamboyants, plus éclatants cent fois qu’aux beaux soirs de l’orgie impériale. C’était le moment favorable ; Kaweski invita ses convives à ne pas manquer ça et il les emmena prendre le café sur la terrasse qui unit, au premier étage du nouveau Louvre, le pavillon Turgot au pavillon Richelieu. De là, on verrait bien ».(7)
Les Tuileries brûlées mais debout. 

Et pour voir, ils virent. Les Tuileries flambèrent somptueusement trois jours durant.  Les planchers s’embrasèrent, les bronzes fondirent, les marbres furent réduits en poussière, mais sa fière carcasse resta debout. Pendant plus de 10 ans. Puis, sous la houlette de Charles Garnier, on finit d’abattre le palais qui avait espéré, loser magnifique, Lazare d’architecture, qu’on le ressusciterait.
Les Tuileries n’abriteraient désormais plus jamais l’histoire en marche. Et c’est marquées par les stigmates du martyr qu’elles entrèrent, les pieds devant, dans les livres d’histoire.






(1) François Forestier, La manduction. 1981.
(2)
La Chronique des arts et de la curiosité : supplément à la Gazette des beaux-arts 17 février1894.
(3)Roger Marx, Maîtres d'hier et d'aujourd'hui. 1914
(4) Jean-Claude Daufresne, Louvre & Tuileries: architectures de papier.
(5)G. Lenotre, Les Tuileries. Fastes et maléfices d’un palais disparu, 1933.
(6)Paul Ginisty,  Paris intime en révolution, 1871. 1904
(7) Abbé Denys, curé de Saint-Éloi, Le Palais des Tuileries en 1848, 1869.
   

L'AQUARELLE QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie.
  
Hector Horeau 
Les Tuileries côté jardin
Aquarelle originale datée de 1833 et signée en bas à gauche.
43 x32 cm. Encadrée 63x50 cm.                                      
Vue d’architecture habitée de badauds, soldats et de silhouettes au balcon des Tuileries. 
 

vendredi 5 mai 2017

ATLANTIDE A CIEL OUVERT POUR KORRIGAN AUTOUR DU MONDE

#PourCeuxQuiSontPressés, (c'est dommage: dans la suite du texte, il est question de:)

 #ExpéditionEthnographique #1934_1936 #LaKorrigane #AtlantideACielOuvert  #BoireEtFumer #Nintendo #tourisma   #Tintin
  # O.P.N.I._ObjetPubliéNonIdentifiable 

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même.     

L’album des Korrigan autour du monde est un O.P.N.I., un Objet Publié Non Identifiable. Il présente une succession de dessins en noir qui font penser au premier coup d’œil à la Linea d’Osvaldo Cavandoli, qui annoncent surtout les bonshommes de Fire GameAndWatch de Nintendo qui tentent d’échapper au feu en sautant dans une toile que des pompiers déplacent à qui mieux mieux. 

Korrigane, ancêtre de Nintendo?


C’est le journal de bord en images d’un voyage autour du monde débuté en 1934. Il fut dessiné étape après étape par Régine van den Broek qui, refusant la facilité de la couleur et de la perspective, choisit la ligne et l’encre de Chine pour rendre l’exotisme, la luminosité et le chatoiement des contrées  traversées.

Pour Régine, cet O.P.N.I. était destiné à n'être qu’« un aide mémoire dressé entre les escales dans le but de constituer un souvenir synthétique de ce que [elle aurait] vu autour du monde ». C’est du moins ce que qu’elle écrivit en exergue de ses Korrigan autour du monde qui parurent en 1937, à peine un an après que l’expédition soit revenue à Marseille le 17 juin 1936.


L’exemplaire que nous présentons rentre d’autant plus dans la case des O.P.N.I. que l’envoi manuscrit de Régine apposé sur la page de titre ne cesse pas d’être énigmatique. Il est adressé à leur « chère collaboratrice dans le monde du cochon, en souvenir de quelques heures d’angoisse vécues en commun sous le regard compatissant de quelques squelettes. Régine (van) ». Charles a timidement ajouté sa signature sous celle de sa femme. C’est drôle comme les rôles peuvent être inversés sur papier. Régine a plutôt laissé le souvenir d’une femme discrète et peu loquace au contraire de Charles !

La Korrigane en voiles et en papier


Il faut croire que cette parenthèse aventureuse eut sur elle une influence certaine puisqu’elle prit une part active dans l’entreprise des Korrigan. Les Korrigan ? Parle-t-on de quelques lutins échappés du folklore bretons ? Non ! Les Korrigan, furent les habitants de La Korrigane.
Et La Korrigane ? Un ancien bateau de pêche au gréement typique des goélettes islandaises de Paimpol aménagé en yacht pour ethnologues en herbe (1). Y séjournèrent deux ans, outre l’équipage, Etienne de Ganay et sa femme Monique ; Régine et son mari Charles van den Broek d’Obrenan, Jean Ratisbonne enfin. 
Etienne et Régine sont frère et sœur, les Ganay et Monique cousins. Les jeunes gens se connaissent comme leur poche et les rôles sont distribués sans qu’on n’y pense. Etienne sera à la barre, Charles jouera le scientifique, Jean le photographe, Régine dessinera et Monique rédigera les fiches.


Les fiches, mais quelles fiches ? Pardi ! Mais celles qui référenceront les objets qu’ils comptent bien collecter durant leur périple et qui seront entreposés dans les cales et jusque dans la salle de bain de La Korrigane… En 1934, l’ethnologie finit de vagir et fait ses premiers pas. C’est avec la bénédiction de Paul Rivet et de Georges-Henri Rivière qui dirigent alors le musée d’ethnologie du Trocadéro - futur musée de l’Homme -  armés des Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques publiées par le musée en 1931 et forts des conseils prodigués par Solange de Ganay, la soeur d'Etienne et de Régine, l'élève de Marcel Mauss et la future collaboratrice de Marcel Griaule, que les Korrigan entreprennent leur voyage. 

Ils font partie du cercle très fermé des ces jeunes gens fortunés qui firent carburer leurs petites cellules grises. Il y eut avant eux «  William Vanderbilt en 1922, Cornelius Crane de Chicago qui navigua sur L’Illyria en 1928-1929, les naturalistes Austin Loomer Rand et Richard Archbold en 1930, Julius Fleischmann de Cincinnati sur Camargo en 1931 »(2).

Mais on aurait tort d’en déduire que ce sont de parfaits dilettantes qui s’embarquent sur La Korrigane. Jugez vous-même : «  l’inauguration du musée de l’Homme, en juin 1938, fut célébrée par la présentation au public d’un millier [des objets rapportés] au sein d’une exposition intitulée « Le voyage de La Korrigane en Océanie » […] Plus de deux mille pièces furent ensuite mises en dépôt dans les réserves du nouveau musée de l’Homme jusqu’à leur dispersion en décembre 1961 au cours d’une vente aux enchères devenue mythique ». (3)


Cela étant écrit et bien compris, nous repartons sans vergogne vers les illustrations des Korrigan autour du monde. Elles ne sont ni naïves ni de la main d’une néophyte. L’art de la composition, celui de la narration y sont parfaitement maitrisés.

Plouf!
Pour simplifier le récit, Régine décide d’assassiner sur papier son frère et sa belle-sœur. Elle en profite aussi pour se rayer de la carte. Son mari Charles et  leur ami Ratisbonne vont seuls apparaitre aux pages de l’aide-mémoire. On les reconnait au premier coup d’œil.

Charles est très grand ? Régine le dessine immense, coiffé d’un chapeau tout en hauteur qui oscille entre le haut de forme et le stetson. Elle le chausse de longues bottes épaisses visibles comme le nez au milieu de la figure et lui interdit de les enlever. Cela explique qu’il plonge tout botté dans les eaux des îles et que c’est à peine s’il se déchausse pour se décrasser ou pour piquer un somme.   



Quant à Ratisbonne, elle l'affuble une fois pour toutes de pantalons de golf clairs, d’une manière de T-shirt en Jersey noir, d’un béret qui ne quitte pas sa tête et d’une paire de lunettes rondes cerclée d’une épaisse
super-vision
monture noire. Peut-on y voir un prototype pour masque de super-héros à super-vision ? Et pourquoi pas?  Ratisbonne, ne fut-il pas le photographe de l'aventure?

Ce qui est sûr en tous cas, c'est qu'ils ont tout les deux, dans la dégaine, un je-ne-sais-quoi de Tintin.  Van den Broek semble lui avoir piqué l'idée des bottes tout-terrain qu'il chausse aux pays des soviets et Ratisbonne ses pantalons de golf légendaires qu'il abandonnera pour une paire de jeans, 45 ans après les avoir enfilés pour la première fois. Maudits Picaros! (4)



un je-ne-sais-quoi de Tintin

Régine voulait garder de ces deux ans de vacances « un souvenir synthétique » et, à n’en pas douter, il l'est.
Les vignettes tracées à l’économie et lapidairement légendées retracent les épisodes saillants de l’expédition. Pour marquer les changements de lieux, elle intercale entre deux étapes la silhouette de La Korrigane en y adjoignant simplement le nom des eaux traversées : Méditerranée, Atlantique, mer des Sargasses, mer Caraïbe, canal de Panama, Pacifique, mer des Célèbes, fleuve Sépik.


Quant aux épisodes relatés, ils sont parfois brossés en une vignette, parfois en plusieurs.  Régine qui semble avoir parfaitement assimilé la leçon des Primitifs, s’essaie même à juxtaposer plusieurs moments d’une même histoire en une seule vignette. Se souvenant peut-être de la Passion du Christ de Memling, elle place sesieurs reprises dses héros ans la même image.

Memmling et van den Broek, maitres du récit


Comme dans la toile du maitre, l’espace-temps classique est alors aboli. Plusieurs épisodes consécutifs vampirisent un espace unique. Le message à faire passer n’en est que plus fort. Memling ajoute de la souffrance aux outrages du Christ qui marche vers son destin. Van den Broek ajoute du ridicule aux simagrées des adventistes, méthodistes, évangélistes et anabaptistes qui tentent d’amadouer les habitants de l’île Rennel.


Quelques rangs d'oignons
C’est que l’album n’est pas que « synthétique », il est aussi pleinement « humoristique ». On y rit beaucoup. Régine n’hésite pas à composer avec la large palette des comiques, passant du plus immédiat au plus subtil.
Le comique le plus accessible procède du dessin lui-même. Faussement naïf, il s’en donne à cœur joie. Il multiplie les alignements de bras et de jambes, les rangs d’oignon de points noirs figurant indifféremment têtes et seins, les successions de voitures, de palmiers, de danseurs, de guerriers, tout cela créant un joyeux comique de répétition. 

Sa grande maitrise du légendage introduit une autre facette du comique. Il nait du décalage qu’elle crée entre l’image et la légende comme dans la vignette des Korrigan survolant des rizières dans un frêle coucou à hélice  laconiquement  titrée "K.L.M. marche à merveille!" Aussi, douze gros requins suspendus à un filin proviennent  « d’un quart d’heure de pêche » et un tonneau royalement posé sur un tripode est pompeusement appelé « bureau de poste ». 

L’humour provient également de la confrontation que Régine van den Broek provoque volontairement entre son Monde familier et le monde qu’elle découvre. L’île Albermale devient un « Juan des Pins » fréquenté par des iguanes. On fréquente les « boite[s] de nuit » en troquant les colliers de perles XXL typiques des années folles pour des colliers de fleurs, en échangeant les jazz bands par des trios de ukulélés. Les fous de Bassan forment une "assemblée parlementaire", un "vautrait" voit le jour sur terre canaque, le football se joue à la faute et… sans ballon, jockeys et sulkys se tirent la bourre à qui mieux mieux sur un hippodrome de fortune tahitien. Cette dernière image rappelle furieusement les dessins cocasses d’Une chasse à courre chez Lord Pington (5). A croire que les albums de Marcel de Vinck devaient avoir droit de cité chez les Ganay, les Schneider et les van den Broek. 

Un faux air de Lord Pington


La plupart du temps traitée sur le mode humoristique, la question du boire et du fumer turlupine Régine tout au long de l’album. On voit van den Broek et Ratisbonne lever le coude et crapoter plus souvent qu’à l’envi. Et de tester plein d’enthousiasme une  « bouffée de kif dans un café maure », un drink au bar d’un hôtel du canal de Suez, de l’eau de coco, un cocktail d’honneur au yacht club, du thé, le « kava » enivrant obtenu à partir des racines du poivrier mâchées et régurgitées par les jeunes filles encore munies de dents, des demis plein de mousse « souvenir de la domination allemande » à Rabaul en Nouvelle-Guinée.

Lever le coude et crapoter, il n'y a que ça de vrai. 

Les deux Korrigan se joignent aussi volontiers aux occupations diverses et variées des autochtones. Ils chassent. Ils s’essaient partout où c’est possible à la pêche localeIls dansent dès qu’ils peuvent avec de jeunes et jolies indigènes. 
Pêche à Mooréa

Dancing aux Antilles


poisson-reliquaire
Et puis, au beau milieu de ce journal de bord, soudain, apparait le motif réel de leur tour du monde : la collecte d’objets rares. Et là, Régine se révèle en deux coups de cuillère à pot ou plutôt en deux coups de crayon sentis, d’une exactitude redoutable. Quand on feuillète en parallèle les Korrigan autour du monde de 1937 et Le voyage de la Korrigane dans les mers du Sud (6) de 2001, on s’émerveille de pouvoir les rapprocher si souvent. Les grands tambours à fente et le poteau sculpté d’une maison des hommes collectés en Nouvelles-Hébrides se retrouvent mis en situation dans l’album. On retrouve aussi les poissons reliquaires rencontrés aux îles Salomon, les légers cerfs-volants des pêcheurs de là-bas, les masque-heaumes utilisés au bord du fleuve Sépik, &c. 
Ici et là, Charles et Jean assistent aux célébrations rituelles des villages traversés. A lire entre les vignettes et derrière les légendes, on semble comprendre qu’eux, les Korrigan, ne sont pas comme les autres touristes européens qui se trouvent aux mêmes moments sous les mêmes latitudes. On sent bien combien Régine moque le tourisme yankee, les touristes australiens qui débarquent par paquets et pour qui on concocte des ballets arrangés et des « villages échantillons spécialement édifiés pour les touristes». 

Tambours à fente

Poteau de la maison des Hommes

Il n’empêche qu’eux aussi ont joué les touristes, ne serait-ce qu’un peu. Certes, au contraire des « yankees » et du « débarquement de 1500 touristes australiens », ils ont réussi à percer les lignes touristiques faites de manifestations édulcorées et de villages aseptisés, mais quand même : Ratisbonne est sans arrêt en train de prendre des photos au point qu’on le croirait Japonais (il a d’ailleurs un peu le look de Foujita avec son béret et ses grosses lunettes). La place allouée à la danse du Kriss à Bali est discutable: Bali, à l’époque, a déjà été contaminé  par la « tourisma ». Quant à la visite voyeuse au « dernier cannibale (95 ans) [qui] fait admirer ses tatouages », elle manque un peu d’authenticité.
Qui cannibalise qui?
Danse du Kriss pour touristes


Charlie van den Broek n’est pas dupe qui écrit dans ses carnets, au moment de récupérer sur le bateau la statue du dieu requin collectée dans les iles Salomon : « Je tenais un objet très curieux et d'un intérêt ethnologique considérable. Mais au fond de moi-même, je pensais avec mélancolie à  l'étagère désormais vide, devant laquelle avaient veillé neuf générations de gardiens, représentées par neuf crânes. Je n'étais qu'un vandale. » (7) Régine n’est pas dupe non plus. Elle sent tout cela comme le sentit quelques années auparavant Paul Morand qui écrivit : « Aller prendre la mesure du globe a encore pour nous de l’intérêt, mais après nous ? Là où nous nous réjouissons d’un périple, on ne verra plus qu’un galimatias de voyages. Le tour de la cage sera vite fait. Hugo, en 1930, écrirait : «  l’enfant demandera : - Puis-je courir aux Indes ? Et la mère répondra : Emporte ton goûter. » (8)

 Elle sait que la Terre sur laquelle elle est née a déjà été explorée, labourée en long et en large. Elle n’est pas prête comme Michel Vieuchange à donner sa vie –c’était en 1930, il avait 26 ans - pour être le premier Européen à pénétrer les ruines de la cité interdite de Smara, dans l’Ouest saharien (9). Elle veut vivre pour pouvoir témoigner de l’existence d’un monde authentique qui vit ses dernières heures d’authenticité et que le XXe s. va finir d’engloutir. Cet Atlantide à ciel ouvert, elle en sera l’Antinéa  jusqu’en 2014, année de sa mort. Elle avait 105 ans. © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral 


(1) Texte de Pierre-Yves Decosse sur www.histoiremaritimebretagnenord.fr/gens-de-mer/gens-de-mer-2


(2) et (3) Christian Coiffier, https://jso.revues.org/7161

(4) Notre ami Claude G.  s'est insurgé contre l'expression " pantalons de golf". Techniquement, il a raison: on devrait parler de plus-fours. oui, mais voilà Hergé, lui-même, utilise "pantalons de golf". Nous suivons donc la "voix de son maître"! cf www.sonuma.com/archive/tintin-et-les-picaros-de-la-culotte-de-golf-aux-jeans


(5) Marcel de Vinck, Une chasse à courre chez Lord Pington. DDB, 1928.  


(6) Paru en 2001 chez Hazan à l’occasion de l’exposition qui eut lieu au musée de l’homme de décembre 2001 à juin 2002.


(7) Charles van den Broek d'Obrenan, Le Voyage de « la Korrigane », préface de Paul Valéry, Payot, Paris, 1939.


(8) Paul Morand, Rien que la terre, Grasset, 1928. 


(9) Michel Vieuchange, Smara, Plon 1932.
  
L'ALBUM QUI A PERMIS D’ÉCRIRE CETTE LORGNETTE est en vente à la librairie.  
Régine van den Broek d'Orbenan
Les Korrigan autour du monde 

Paris, pour la Librairie François 1er. 34, avenue Montaigne, 1937.
In-4 cartonnage éditeur crème, couverture en deux tons. Petites taches blanches. Dos abimé.
82 pp. dont titre. Table.
Tirage numéroté limité à 520 ex. Exemplaire sur papier vélin blanc non numéroté et enrichi d’un double envoi de Charles et Régine van den Broek. Album d'illustrations retraçant le périple ethnographique de La Korrigane dans les mers du Sud.

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