vendredi 1 septembre 2017

BORGNEFESSE, PITRE, PIRE ET PIRATE!

#PourCeuxQuiSontPressés
C'est dommage dans la suite, il est question de   

#Borgnefesse #Pirates  
#BlanchesColombesVilainsMessieurs
#supercherieLittéraire #ProtoSAS
#PeintreDeMarine
#tSerstevens #Alaux #Grasset 

Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même. 

Deux envoi pour une supercherie
Un drôle d’envoi orne la page de faux-titre de cet exemplaire des Cahiers de Louis-Adhémar-Timothée Le Golif, flibustier carabiné de la seconde partie du XVIIe s.
 Il semblerait en effet que le marin d’eau pas douce himself soit remonté des Enfers pour tracer à l’encre brune, quelques lignes et deux croquis. On voit distinctement l'encre s'affadir puis retrouver de la vigueur après que sa plume ait été trempée dans l'encrier.
Sous ce premier envoi, un second s’étale, rédigé au stylo plume, à l’encre bleue et signé par un certain Gustavito Al agua. Nous mettrions notre jambe de bois à débiter et notre crochet à fondre que ce double envoi donne la clé de ce classique de piraterie et nous aurions raison… Cette lorgnette est là pour le prouver.

 En attendant, ces aventures boucanières, quelle partie de rigolade! C’est sous le nom de Borgnefesse que Le Golif les a menées canons tonnant. Il hérita de ce surnom après qu’un boulet lui « passa entre les jambes et s’en alla rebondir sur une roche pour revenir (lui) emporter tout le gras de la fesse gauche ».  Rien de bien grave au demeurant puisque primo, il ne montra « jamais que (son) visage à l'ennemi » et deuxio parce que dans les histoires de fesses qu’il raconte, ce sont celles des dames qui importent.

Proto-SAS
Ecrits dans un vocabulaire sacrément imagé et vivement coloré, les histoires de ce vieux gueux de mer s’enchainent comme dans un proto-SAS qui aurait été écrit par un aïeul de Gérard de Villiers élevé au rhum des Antilles. On y trouve des tas de blanches colombes et de vilains messieurs, des scènes de romance à l’emporte-pièce, de beaux moments de torture comme celle de l’affreux Forlicar  qui s’achève en apothéose : «pour finir on lui avait mis sa propre épée dans le cul, et enfoncée jusqu’à la coquille, et si loin que la pointe en sortait à l’épaule».

Les filles se succèdent, toutes sublimes, souvent garces. Quand une fois n’est pas coutume, elles sont ingénues, le sort s’en donne à cœur joie. Ainsi en va-t-il de cette jeune personne que « d’abondants sanglots ne parvenaient point à enlaidir ».  Borgnefesse la sauve des assauts de deux brutes échauffées. La jeune femme remercie poliment avant de s’évanouir. Notre héros la ranime. « (Pour son malheur et le sien, il l’aide à se lever et à s’asseoir de nouveau sur le banc. Il en est à contempler ses traits qui lui paraissent avoir été modelés en Paradis, que, sans qu’il entende goutte, sur le moment un heurt lui fait fermer les yeux, et, lors qu’il les rouvre, il voit, que cette tête d’ange, qui, l’instant auparavant, faisait ses délices, n’est plus à sa place sur le corps) »... Le destin fait boulet de canon espagnol !

Docteur House et Mister Alaux
Si cette pitrerie pirate paraît trop belle pour être vraie, c’est tout simplement parce qu’elle est totalement fausse. De A comme Abordage à Z comme Zizanie. Ce sont deux amis tannés aux embruns des mers du monde qui l’ont fabriquée de toutes pièces. Le premier, Gustave Alaux, est peintre de Marine. Un facétieux peintre de Marine qui ressemble étrangement au docteur House. Le second, Albert t’Serstevens, est écrivain. Un réjouissant écrivain, ami de Blaise Cendrars, de Robert Delaunay, d’Abel Gance et évidemment de Mac Orlan. Les deux potaches, en 1952, ont respectivement 65 et 67 ans.  Comme quoi! Aux âmes pleines de gaité, la bonne humeur ne sent point le nombre des années.

Albert t'Serstevens, roi du bateau
Alaux qui manie aussi bien le pinceau que la plume, s’est amusé en 1951 à écrire une succession de souvenirs à la manière des mémoires des flibustiers de l’âge d’or. Il les soumet à t’Serstevens qui tombe sous le charme de cet exercice de style. Le temps d’y apporter quelques modifications, il décrète qu’il faut à tout prix le faire éditer, non pas comme le pastiche qu’il est en réalité mais comme si c'était bien là un manuscrit original et inédit.

Le plus réjouissant de l’entreprise est le bateau – que dis-je, le trois mâts -  que t'Serstevens monte alors pour faire avaler l’histoire à Bernard Grasset qui pourtant n’est pas né de la dernière pluie.
Il faut dire que Grasset n’a jamais su résister à un grand coup de projecteur. Ne lui doit-on pas l’invention des « 4 M », ces quatre fantastiques du paysage littéraire français des années 20, j’ai nommé: Maurois, Mauriac, Morand et Montherlant. C’est lui encore qui, pour le lancement du Diable au corps de Raymond Radiguet, fait réaliser des spots publicitaires projetés au cinéma, au moment des actualités Gaumont. 

Pour le faire tomber dans le panneau de cette supercherie flibustière, les deux compères n’y vont pas avec le dos de la cuiller. T'Serstevens demande à Alaux de confectionner un faux vrai manuscrit des écrits de Borgnefesse. Oh ! Il ne lui demande pas d’exécuter un travail de galérien : c’est bien connu, l’habit la plupart du temps fait le moine. Aussi, il l’invite à fabriquer trois cahiers qu’Alaux confectionne à l’aide d’annuaires des P.T.T. qu’il plonge dans l’eau, martyrise ici et brûle là. Cela va sans dire, les trois tomes restent vierges à l’exception de leurs pages de couverture qui reçoivent titre et nom d’auteur.

Vrai frontispice - Faux manuscrit
Parallèlement, « à l'aide d'une plume d'oie trempée dans de l'encre de Chine délayée avec de l'eau  (…) Alaux trace d'une écriture appliquée semblable à celle du XVIII siècle une partie du texte de Le Golif. Puis il insère ces feuillets dans l'annuaire maltraité qui prend place, majestueusement, sur un lutrin dans une vitrine fermée à clef. Pendant quelques temps, visiteurs et curieux peuvent admirer le manuscrit malouin dont on ne montre que deux pages. La vitrine reste fermée de peur que le manuscrit tombe en poussière au contact de l’air » (1). T'Serstevens en tire des clichés qu’il compte bien fourrer sous le nez de Grasset lorsqu’il ira plaider la cause du flibustier et qui, se retrouveront triomphalement en frontispice du futur volume.
L’éditeur, émoustillé, tope là et demande à t'Serstevens de rédiger une introduction établissant l’authenticité de la trouvaille et présentant l’auteur. Non seulement l’écrivain ne se fait pas prier mais de surcroît, donne un modèle du genre. Benoitement, il revient sur la découverte miraculeuse du manuscrit dans Saint-Malo détruit par les bombardements de 1944. Religieusement, il décrit l’exemplaire composé de 412 feuillets de « 270 millimètres de hauteur sur 215 de largeur, une quarantaine plus courts dans les deux sens, mais de la même qualité, la trame des vergeures tout à fait semblables (et sans) filigrane ». Il insiste sur l’abnégation d’Alaux qui a retranscrit le texte in extenso (hormis bien sûr les parties brulées et manquantes). Enfin il s’efforce de reconstituer au mieux la biographie de Le Golif.

Autoportrait à la plume d'oie
C’est qu’Alaux a bien pris garde de truffer ces mémoires de quelques dates, événements, lieux et célébrités de l’époque qui permettent d’ancrer son héros dans l’Histoire. Il pousse le vice jusqu’à permettre à Borgnefesse de contredire Alexandre Oexmelin, chirurgien de la flibuste, rendu fameux par la publication en 1678 d’une Histoire des Aventuriers qui se sont signalés dans les Indes dont la « galerie de portraits, boucaniers, capitaines de la flibuste, gueux de mer et forbans de tout poil » (2), constitue aujourd'hui une source indiscutée sur les Caraïbes de la fin du XVIIe siècle.

Tout est paré. Il n’y a plus qu’à larguer les amarres. Le livre parait chez Grasset en décembre 1952. C’est un succès tel qu’un deuxième tirage est lancé dans la foulée qui sort début janvier 1953. Il y en a bien certains qui reniflent l’entourloupe et quelques autres qui n’hésitent pas à le faire savoir dans la presse. Mais Alaux et t'Serstevens font le dos rond. Ils baissent humblement la tête, lèvent des yeux humides vers les septiques et jurent leurs grands dieux que tout est vrai. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Leur auréole résiste et leurs doigts s’ankylosent à force de rester croisés dans le dos.

Hisse et oh, ils ont eu raison de tenir bon la barre nos deux loustics ! Aujourd’hui Borgnefesse a rejoint l’escouade des dons Juan et Quichotte et autres barons de Crac. Comme eux, il est plus vif que fictif. Au point de faire des petits : les pirates! de Gideon Defoe, le libidineux captain Creech de la Trilogie de Corfou de Gerald Durrell, le catastrophique Jack Sparrow ont tous un petit quelque chose de Borgnefesse et d’abord un sérieux penchant pour la supercherie. A Saint-Malo, les présentoirs de cartes postales exhibent son portrait qui voisine avec les trombines de Duguay-Trouin et de Surcouf. Bernard Borderie, le père cinématographique d’Angélique, l’éternelle marquise des anges, achète les droits d'adaptation; il caressera jusqu’à sa mort l’idée de le projeter sur grand écran. A la fin des années 80, Jacques Gamblin endossa les habits de Borgnefesse dont les aventures furent mises en scène par Jean-Paul Audrain. A la question « pourquoi?» , le comédien répondit: « Parce que j'aime la gouaille, parce que j'ai ri en lisant ce livre, Parce que rire tout seul ne me suffit pas, parce que c'est sensuel. Parce que Borgnefesse est gourmand, il est physiquement gourmand de tout, qu'il combat des cinq membres, qu'il ne s'apitoie jamais, qu'il ne parle pas de la solitude et qu'il faut la débusquer parce qu'il entend des voix. Parce qu'humour et tragique c'est comme cul et chemise. (…) Parce que je veux croire qu'il a existé » (3).

Al Agua, secrétaire particulier du trépassé
Reste cette histoire de double envoi. On aura compris que les deux émanent de Gustave Alaux, alias Gustavito Al agua alias Gus To Vater, alias Gustave à l’eau (4). En faisant se côtoyer l’écriture de Borgnefesse et la sienne, en se qualifiant de « secrétaire particulier du trépassé », il se démasque immanquablement au dédicataire, dédicataire de premier choix puisqu’il s’agit comme nous le confirme son bel ex-libris gravé en couleurs par Léon Haffner (5) de Jean Marie (6), alors président de la toute puissante Compagnie Générale Transatlantique (que Borgnefesse renomme sans vergogne, Compagnie française des Indes occidentales).
ex-libris par Haffner
Marie, ingénieur en Génie maritime de formation, polytechnicien, s’occupa en 1933, de toute la sécurité du paquebot Normandie. Chargé après-guerre d'assurer la pérennité de l’entreprise qui avait perdu une grande partie de sa flotte pendant la seconde guerre mondiale, il lança une grande entreprise de récupération de navires coulés comme le De Grasse, et par dessus tout initia la construction du France. En 1952, au moment où sortaient les Cahiers de le Golif, il mettait en service le paquebot l’Antilles que l’on voit croqué sur la page de faux-titre, remorqué par le Jovial Tiburon de Borgnefesse.

De là à en déduire que ce très sérieux et très respecté président de 61 ans ait été intronisé par les deux mystificateurs dans la très hypothétique mais néanmoins très séduisante Confrérie des Grands enfants, il n’y a qu’un pied de nez ! © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral