samedi 4 novembre 2017

LES FENOUILLARD, CHARLOT, LITTLE NEMO, TINTIN ET LES MARX BROTHERS



#PourCeuxQuiSontPressés
C'est dommage dans la suite, il est question de :
  

 #ChristophePasLeChanteur  #laFamilleFenouillard   
#BandeDessinée #Cinéma #Tintin #LittleNemo  #Charlot
#Astérix #editionOriginale #LaTerreVueDuHaut
#futurisme #Lorgnette



Pour ceux qui n'ont pas non plus le temps, mais qui le prennent quand même 

Christophe se prénommait en vérité Georges. Georges Colomb. Christophe aurait fait mieux dans le paysage. Mais c’était déjà pris. Aussi notre bonhomme se débarrassa-t-il et du Georges et du Colomb pour ne garder que le Christophe. Si vous avez suivi jusque-là, vous êtes apte à suivre la famille Fenouillard, le père, la mère, Artémise, Cunégonde qui furent ballotés autour du monde par cet auteur délicieusement déraisonnable.
Agénor, Léocadie, Artémise, Cunégonde Fenouillard

 
Georges, presque Christophe Colomb
A la ville, Georges Colomb (1856 – 1945) fut professeur de sciences naturelles puis sous-directeur de l'Institut de Botanique de la Sorbonne. Il a raconté dans la presse (1) avoir même été un moment le professeur particulier de Tristan Bernard : « C'était en 18.. (Cela ne vous regarde pas !) Nous étions tous les deux de beaux bruns, Lui et moi. Il était, Lui, élève au lycée Condorcet, (…), et moi, frais émoulu de l'Ecole normale, (…) bombardé délégué pour l'histoire naturelle, au même lycée. Tristan, qui a toujours eu le sens de l'opportunité et l'horreur du paradoxe, se dit aussitôt « Un professeur de sciences naturelles ? Il doit être de première force en mathématiques (…).Tristan s'est toujours fait remarquer par l'audace de ses initiatives. » D’ici à envisager que leurs esprits aient déteint l’un sur l’autre… Colomb eut aussi dans sa classe le tout jeune Marcel Proust, sans qu’on puisse cette fois y trouver une quelconque filiation.

A la campagne, il devint Christophe, père fouettard des Fenouillard. Mais pas que. Boris Vian fut  jusqu’à considérer que « dans un raccourci saisissant, (il a donné) une image de la société moderne : le savant (Cosinus), le commerçant (Fenouillard) et le militaire (Camember), le monde métaphysique étant représenté, ainsi que le monde moral, par ces deux abominables crétins de Plick et Plock ». Ce chemin des écoliers, disons-le tout de suite, il ne l’emprunta qu’une dizaine d’années avant de reposer définitivement la plume et le crayon comme le fit son quasi-contemporain, Arthur Rimbaud, né deux ans après lui. Si Arthur jeta l’éponge à 21 ans, Georges, lui, mit le collier à 31 ans.
                               
Trêves de plaisanteries chronologiques et de billevesées analytiques ! En 1893, paraissent donc, pour la première fois en album les aventures de La famille Fenouillard. Et en couleurs s’il vous plait. C’est important puisque ce ne sera plus le cas par la suite. 

Au contraire de la famille Zermatt, les guillerets « Robinsons suisses », les Fenouillard ne voulaient pas vraiment voyager. Ça s’est fait comme ça, c’est tout. Commencés par erreur, leurs voyages se sont succédé à toute allure. La vitesse, c’était alors quelque chose. François Caradec (2) l’a merveilleusement synthétisé : « la fin du siècle fut celle de progrès si rapides, qu’il devait parfois être difficile de les suivre. Georges Colomb avait vingt-quatre ans avec le phonographe, vingt-neuf ans avec le sérum antirabique, trente ans avec les ondes hertziennes, trente-deux ans avec le moteur essence, trente-sept ans quand il publia La Famille Fenouillard, trente-neuf ans avec le cinéma et les rayons X, quarante ans avec l'album du Camember, quarante et un ans avec l'avion d'Ader, quarante-deux ans avec la découverte du radium, quarante-trois ans avec Cosinus, quarante-quatre ans avec la théorie des quantas, j'en passe et des meilleures pour rappeler aussi qu'il a connu la guerre de 70 à quatorze ans, celle de 14 à cinquante-huit ans, et celle de 40 à quatre-vingt-quatre ans. »

Vu comme ça, ça en bouche un coin. Et on s’étonne que Christophe n’ait pas succombé sous le coup du Progrès mais qu’à l’inverse, il ait réussi à en devenir l’aruspice.
Alors que le cinéma n'en était qu'à ses balbutiements –  Christophe assistera deux ans après la parution de La famille Fenouillard à la pré-première séance des Lumière qui eut lieu à la Sorbonne -  il sentit que ça venait. On trouve des cases en plongée, en contre-plongée, des gros plans, des plans larges, l’embryon du travelling et le découpage de futures scènes culte : coincé sur une bielle de la salle des machines d’un bateau, monsieur Fenouillard annonce furieusement le Charlot des Temps modernes

D'agénor à Charlot, il n'y a qu'un engrenage

Confronté au problème du muet (le livre l’étant plus encore que le cinéma), il ajoute un chien en train de hurler à la mort dans une scène d’intérieur qui, sans le cabot, aurait paru paisible. Un père et une mère y somnolent semble-t-il bercés par les douces mélodies jouées au piano par leur progéniture. Azor, seul, chante le pot-aux-roses.

Ahou! aahouuuuuu!
Aruspice, il l’est encore quand, sans y toucher, il met en place certains codes de la future bande dessinée. Ses bagarres nuageuses se retrouvent dans celles d’Astérix orchestrées par Uderzo. 

Astérix et Fenouillard, même combat


 ses explosions, son parti pris de placer ses personnages de dos, chez Winsor McCay qui met au monde Little Nemo en 1905. 

Badaboum! Little Nemo, Flip et les Fenouillard par dessus bord

                             
Hergé, quant à lui, ne peut pas ne pas avoir lu La famille Fenouillard. Il y a trop de coïncidences. La première est dans le titre. Christophe écrit que son album est « destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages, et écrit spécialement pour les enfants de 5 à 95 ans ». Hergé, moins ambitieux se contentera de la fourchette « de 7 à 77 ans ». 
Bizarre, vous avez dit bizarre!

Le goût douteux d’Agénor Fenouillard pour les costumes traditionnels en est une autre. Comme Dupond et Dupont, il raffole des déguisements folkloriques qui le précipite dans des situations grotesques, voire périlleuses. Travesti en Sioux, Papou, trappeur, Japonais, il survit à tout. 

Agénor et Agénor - Dupont et Dupond

L’omniprésence, l’importance du parapluie du même Agénor fait immanquablement penser à celui de Tournesol. Le parapluie est l’élément directeur de leurs aventures. Il est capital dans l’Affaire Tournesol. Il sauve à plusieurs reprises la famille Fenouillard. D’aucuns n’ont pas manqué de voir dans le parapluie de Tryphon le symbole de « l’attribut viril » (3) et il nous faut bien reconnaître qu’Agénor est le seul mecton de la famille et que son parapluie n’est pas du luxe  au moment de slalomer entre les indigènes, sa femme, ses filles et les gags de son créateur.  

Coups de parapluie

                         
Plus ponctuellement et pour notre plus grand plaisir, certaines cases de Christophe renvoient explicitement aux cases d’Hergé. Voyez Tintin caché dans une potiche dans le Lotus bleu qui renvoient aux Fenouillard planqués côte à côte. 
Qu'importe le flacon...

Regardez encore les corps des Fenouillard se faire balancer par-dessus bord, comme ceux de Tintin, Haddock, Cyclone, Milou dans les Cigares du pharaon. Bazardés en pleine mer et au beau milieu de la nuit, ils devront la vie sauve les uns aux toiles enduites, les autres aux sarcophages qui les protègent de la noyade. 

 
Oh, mon bateau, oh, oh, oh!
Remarquez comment Hergé s'empare du personnage du colporteur de paquebot créé par Christophe pour imaginer l' Oliveira de Coke en stock. Les colifichets proposés à Agénor, par un tour de passe-passe inouï, se retrouvent dans les bras, sur le dos et la tête de Tintin. 

Tour de passe-passe inouï
Léocadie Fenouillard, aimable comme un pot de chambre, bornée comme un président des Etats-Unis, féminine comme une catcheuse rhabillée, annonce la Castafiore et plus encore Margaret Dumont  qui par sept fois jouera le bouc émissaire en jupons des films des Marx brothers. Et si les Marx arrivent ici, ce n’est pas, une fois n’est pas leur coutume, comme un cheveu sur la soupe.
                                         
C’est qu’il y a en ferment, dans les textes de la famille Fenouillard, ce sont les tirades calembouresques de Groucho, les expériences de l’Oulipo, les titres titres de l'Album primo-avrilesque d'Allais, le décalé de Desproges. Le fait que Christophe ait remisé les phylactères mis en circulation par Töpffer - son génial prédécesseur-  ne signifie pas, comme certains l’ont écrit, que sous le triumvirat de Camember, de Cosinus et d’Agénor 1er la bande dessinée ait régressé. 

deux fois humoriste
En faisant redescendre les mots sous les cases, Christophe est devenu deux fois humoriste, par la plume et par le crayon. Il faut lire Christophe absolument. Le décalage entre l’image et le texte, le ton pince sans rire, les calembours parfois lourdingues, toujours irrésistibles, les trouvailles stylistiques portent ses images au firmament du genre.
Mais comme dans nos contrées, on a la fâcheuse tendance à reléguer les meilleurs œuvres comiques derrière les œuvres « sérieuses » les plus médiocres, je ne peux refermer cette lorgnette sans y ajouter un petit quelque chose qui fera peut-être revenir sur leurs positions les Fâcheux. Il se trouve que plusieurs fois dans cet album, on est tenté d’aller faire un tour du côté de l’art avec un grand A.  

On sait par exemple le choc esthétique que les appareils photographiques embarqué dans les « plus lourds que l’air » provoquèrent au début du XXe s. La terre vue du ciel révolutionne alors le regard (4). Caillebotte en a l’intuition de quand il peint en 1880 Le boulevard vu d’en haut. Christophe, en 1893, ne se contente pas d’une impression. Il s’en empare et joue avec cette révolution en gestation. 
intuition lévitique

Dans une autre case, deux hommes se retrouvent dans un corps à corps terrible. On ne les distingue pas vraiment mais on les devine s'étriper allégrement. Ces secousses fébriles représentés par une myriade de hachures parallèles, on les retrouvera dans la Main du violoniste du futuriste Balla…en 1912. 
futurismes
 
Vraiment, si Rimbaud fut l’étoile filante de la poésie de son époque - personne ne le conteste -, Christophe en fut la comète. En rentrant dans notre atmosphère,  il nous a gratifié d'une énaurme bouffée d’oxygène qui – c’est confirmé -, est bien loin d’être épuisée. A vos marques, prêts, inspirez ! © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral 

 Le livre qui a permis d'écrire cette lorgnette est:

Christophe La famille Fenouillard  


Paris, Armand Colin, s.d. (1893). 

In-4, reliure toilée éditeur, format à l’italienne, couverture illustrée en couleurs. Très légères usures. Tranches dorées. Coiffes usées. 79 ff. deux petites déchirures marginales restaurées anciennement.

Rare première édition en volume, après parution en feuilleton. Toutes les planches y sont en couleurs. Les éditions postérieures seront en noir et blanc.
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Notes

 (1) Le Gaulois, 8 janvier 1925.
(2) François Caradec, Entre miens, d'Alphonse Allais à Boris Vian, 1956.
(3) Philippe Ratte, Tintin ou l'accès à soi
(4) villabrowna.blogspot.fr/2015/02/cocteau-chantre-du-cockpit.html